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fallait réagir à tout prix. Il est permis de croire que la triple alliance a été formée surtout à cet effet. L’Autriche semblait avoir quelque velléité de se détacher de l’Allemagne : aussitôt celle-ci, suivant son éternelle tactique, l’a prise entre deux feux. L’entrée de l’Italie dans l’alliance austro-allemande ne saurait avoir d’autre signification. Rien ne pouvait être plus désagréable pour l’Autriche que l’introduction d’une troisième personne aussi indiscrète dans son ménage avec l’Allemagne, qui est bien loin d’être un ménage modèle. Si oublieuse qu’elle soit, l’Autriche n’a pas oublié, en effet, que naguère encore elle était maîtresse de l’Italie, et que tous ses malheurs ont eu pour origine l’émancipation d’un pays qu’elle avait si énergiquement dominé. Jamais elle n’a cherché à dissimuler ses sentimens envers lui. La première fois que l’Italie s’était flattée d’une alliance avec elle, à la suite de la visite faite par le roi Humbert à l’empereur François-Joseph, on se rappelle peut-être de quel ton dédaigneux, de quel ton d’anciens maîtres, les ministres autrichiens avaient confondu ses illusions. Par un juste retour des choses d’ici-bas, l’Italie a pris sa revanche; elle s’impose aujourd’hui à ceux qui la traitaient si cavalièrement jadis; elle les oblige à mettre leur main dans sa main, à jouer leur rôle dans cette comédie d’amitié internationale. L’Autriche est prise dans un étau. Si elle hésite à continuer sa marche vers l’est, si elle renonce à lutter contre la Russie, ses deux amis l’aiment tant qu’ils la serreront dans leurs bras jusqu’à l’étouffer. Elle manquait d’équilibre du côté de l’Orient, et semblait parfois prête à retomber en Occident. Désormais l’Italie la calera. Il faudra bien qu’elle se résigne à demeurer à la place nouvelle que la politique allemande lui a assignée.


V.

Je me suis attardé longtemps à exposer les origines et les conséquences de la triple alliance, cette sorte d’arme à deux tranchans dirigée à la fois contre la France à l’ouest, et à l’est contre toute puissance qui chercherait à s’émanciper. Est-il besoin de dire pourquoi? Je ne pense pas qu’il y ait en France un seul homme de bon sens qui n’ait compris depuis longtemps combien l’antagonisme de la Russie et de l’Autriche en Orient était désastreux pour nous. En absorbant les forces des deux empires, en les détournant vers l’Orient, il affermit l’hégémonie de l’Allemagne en Occident; il rend impossible toute combinaison d’alliances qui, dans l’avenir, et certaines circonstances venant à se produire, auraient été de nature à modifier plus ou moins profondément la situation de l’Europe; il nous condamne à l’isolement indéfini. Nous n’avons même pas, en effet, la ressource d’espérer l’amitié de l’Italie, puisque cette puissance est devenue