Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/600

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il était naturel que la critique subît cet entraînement, car elle puise sa principale force dans l’opinion. Or, ce point d’appui ne manquait pas en un temps où des fermens de haines et de colères sollicitaient la plume à dire tout haut ce que chacun pensait tout bas. Aussi les écrivains trouvèrent-ils autour d’eux un stimulant très actif dans la collaboration secrète des lecteurs. Il leur suffi presque d’avoir l’oreille fine et d’entendre ce que dictait le sentiment universel. Pour attaquer des doctrines qui, à tort ou à raison, paraissaient complices des calamités récentes, il ne fallait point un grand effort de bravoure : car, sous l’empire, ce n’était plus qu’une armée en déroute, et ceux qui la poursuivaient l’épée dans les reins n’eurent besoin que de répondre au signal donné par la conscience publique. Leur voix ne fut que l’écho du cri populaire. Après les orages, il se forme en effet de courans si rapides qu’ils deviennent irrésistibles : il est même dangereux de leur obéir aveuglément, car ils précipitent vers de nouveaux écueils. Telle fut alors la faute de quelques-uns. Poussés par le vent, plusieurs s’emportèrent à des représailles dont la violence faillit compromettre la cause qu’ils voulaient servir. Un frein leur eût donc été plus utile qu’un aiguillon.

Nous n’entrerons point ici dans le détail des luttes acharnées qui précédèrent le règne du silence. On connaît l’arrêté du 27 nivôse an VIII ; réduisant à treize le nombre des journaux tolérés, il interdisait définitivement la création de toute autre feuille sous peine de mort ou de déportation. C’était supprimer un droit inscrit dans la constitution de l’an III, mais auquel le comité de salut public avait infligé déjà de sanglans démentis. Plus tard, en avril 95, la faiblesse du directoire s’était aussi armée de décrets draconiens contre une presse qui l’abreuvait d’injures. Mais il n’avait réussi qu’à constater son impuissance par de vaines menaces; car il n’empêcha point le 18 brumaire d’en finir avec l’hypocrisie d’un ordre légal qui ne cessait pas de trahir ses promesses. L’arbitraire engendre le scepticisme; et, après tant de coups d’état, nul ne se révolta contre la mesure qui frappait au cœur une liberté précieuse, mais discréditée par ses abus. Une censure inquisitoriale sera donc le régime permanent de la servitude civile inaugurée par l’empire. Or, au début, la France n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Outre que les souvenirs de la veille ne se prêtaient point à des regrets, elle était éblouie par des victoires retentissantes, des coalitions détruites, des provinces conquises, des royaumes improvisés, des alliances dictatoriales signées dans les capitales ennemies, en un mot par l’éclat d’une suprématie européenne. D’ailleurs, tant qu’il fut heureux, Napoléon mêlait à son despotisme quelques dédommagemens sensibles à la fierté nationale : d’éminens honneurs prodigués aux