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à-propos, à une époque où le fer et le feu étaient nécessaires pour guérir des plaies invétérées. Dans cet office, il ne se ménagea pas et fit merveille contre le sophisme ou le paradoxe. Il y allait de tout cœur, et, par la gaillardise d’une verve gauloise qu’eût applaudie Boileau, il ressemble à ces bourgeois de Molière qui s’en donnaient à gorge chaude. Ne disait-il pas : « C’est énerver la justice que de chercher des circonlocutions pour exprimer des défauts qu’on peut spécifier d’un seul mot. Appliqué à la personne, il serait une injure ; mais, appliqué à l’ouvrage, c’est le mot prostré ? » Or il le lâche sans le moindre scrupule, et, à qui s’en étonne, il répond : « Quelques-unes de mes expressions paraissent ignobles ; je voudrais en trouver de plus capables encore de peindre la bassesse de certaines choses dont je suis obligé de parler. Mes phrases suivent le mouvement de mon âme : j’écris comme je suis affecté, et voilà pourquoi on me lit. » Avouons que cette méthode est excellente, mais que l’équité du censeur n’a pas toujours valu sa franchise.

On n’est jamais entré dans le monde littéraire avec moins de révérence pour les grands noms de la veille. Agé de soixante ans, lorsque le XVIIIe siècle se terminait, Geoffroy l’avait traversé sans être un instant ébloui par son éclat. Aux griefs de l’abbé s’ajoutaient ceux du lettré dont la patrie était le siècle de Louis XIV ; Aussi Voltaire lui fut-il odieux à double titre ; comme « le pontife de l’église philosophique, » et comme « un maire du palais » qui avait fait violence aux souverains légitimes de notre scène. Il s’agissait donc de détruire en lui le chef de secte, et de détrôner l’usurpateur du laurier dramatique. L’occasion encourageait ces représailles : car un assaut livré au patriarche de la libre pensée ne déplaisait point à l’ennemi des idéologues, et le vainqueur d’Iéna souriait aux sarcasmes lancés contre le courtisan du grand Frédéric. Le dessein d’écraser, à son tour, l’infâme, est donc ici l’âme d’une polémique religieuse sous apparence littéraire.

Corneille offrit prétexte au premier engagement de ce duel à outrance. On ne saurait dire si Geoffroy en veut plus au philosophe qu’au poète : il déchire à plaisir ce fameux Commentaire, où il ne voit que « l’orgueil d’un nain toisant un géant. » C’est, à ses yeux, « un mets empoisonné ; » les louanges mêmes, il s’en défie comme « d’une hypocrisie. » Sa haine porte les coups droit au cœur : pourtant, le réquisitoire serait plus persuasif s’il était moins outrageant. Avec Racine, il y a reprise d’hostilités, mais indirectes : car il se trouve alors en face de La Harpe, un de ceux qu’il nomme dédaigneusement « les gens, les nègres de Voltaire. » Sans se laisser : désarmer par une abjuration solennelle, Geoffroy incrimine les erreurs, les artifices, la mauvaise foi, et les bévues d’un « fade panégyriste, » qu’il déclare complice d’une « conspiration » ourdie