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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/799

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de paix. Ce fut mon serment d’Annibal, et je n’étais pas le seul à le faire alors. J’allais à l’Occident pour mieux remplir ce serment...


Voilà le gros mot lâché : l’écrivain sera un « Occidental, » il tiendra pour Japhet contre Sem, pour la méthode de Pierre le Grand contre les patriotes retranchés derrière la grande muraille chinoise. Il faut être au courant des polémiques russes et de la terminologie des partis pour comprendre quels orages peut soulever cette appellation inoffensive, quels flots d’encre et de bile elle fait couler chaque jour. « Occidental, » cela signifie, suivant le camp où l’on se place, un fils de lumière ou un traître maudit. Je me garderai bien de juger le procès ; d’autant plus qu’à mon sens, il y a là surtout une querelle de mots ; les batailleurs aveuglés par la fumée tomberaient facilement d’accord, s’ils pouvaient se retrouver de sang-froid; la raison, les bonnes lois, et les bonnes lettres n’ont pas de patrie déterminée; chacun prend son bien où il le trouve, dans le fonds commun de l’humanité, et l’accommode à sa façon. En lisant ce fragment de confession, on est tenté de s’inquiéter pour l’avenir du poète; on entend derrière ces phrases comme un mauvais grondement de politique ; est-ce que la grande suborneuse va le détourner de sa vraie voie? Il n’en sera rien heureusement. Tourguénef était bien trop littéraire, trop contemplatif et trop détaché, pour se jeter dans cette mêlée où l’on entre avec des convictions et d’où l’on sort avec des intérêts. Sur un seul point il tint son serment, il porta son coup, un coup terrible, au droit de servage; contre cet ennemi, la guerre était sainte, et tous étaient déjà de connivence, à commencer par l’empereur Nicolas ; le souverain voyait venir l’émancipation, il eût voulu la faire; comment il ne la fit pas, c’est là un curieux chapitre d’histoire psychologique, mais qui nous entraînerait loin de notre sujet.

Revenu en Russie, Tourguénef publia dans les revues du temps ses premiers essais, des vers, naturellement. Il mérita les encouragemens et l’amitié de Biélinsky, le critique dont les arrêts faisaient loi pour l’opinion. Pourtant la voix de cette jeune muse ne perça guère et s’éteignit vite ; l’écrivain fit le sacrifice héroïque, il le fit complet; dans les éditions définitives de ses œuvres, ce maître prosateur n’a pas donné asile à un seul des vers de sa jeunesse. Il a été moins sévère pour quelques saynettes et comédies en prose, composées vers cette époque; mais, en permettant à ses éditeurs de les publier, il nous prévient modestement qu’il ne se reconnaît pas le talent dramatique. L’aveu est fondé : cette voix contenue et nuancée, si éloquente dans l’intimité du livre, n’était pas faite pour les sonorités du théâtre. Quelques-unes de ces pièces furent jouées dans le temps, aucune n’est restée au répertoire. Reparti pour les