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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/808

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pas, qu’il y faut joindre le sens pratique, l’application, le gouvernement de soi-même.

Dans Roudine, étude morale et philosophique, le romancier avait remué des idées et intéressé les esprits; on se demandait s’il serait aussi habile à développer des sentimens, à émouvoir les cœurs ; le Nid de seigneurs fut sa réponse : ce sera, je crois, son meilleur titre de gloire. Ce roman n’est pas sans défauts, l’exposition est moins alerte que dans le précédent, l’auteur s’attarde aux généalogies de ses personnages, l’intérêt se fait attendre ; mais une fois l’action engagée, elle est conduite avec un art consommé. Le « nid de seigneurs, » c’est une de ces vieilles maisons provinciales où les générations se sont succédé; dans ce milieu grandit une jeune fille qui va servir désormais de prototype à toutes les héroïnes du roman russe; une âme simple, honnête, sans dehors brillans, sans dons particuliers dans l’esprit, mais imprégnée d’une grâce pénétrante et armée d’une volonté de fer; cette volonté que Tourguénef refuse aux hommes, qu’il donne comme un trait commun à toutes les filles de son imagination, et qui les porte aux extrémités les plus diverses, suivant les directions où le sort les pousse. Lise a vingt ans, elle est demeurée insensible aux séductions d’un beau tchinovnik de qui sa mère est coiffée : cependant, de guerre lasse, elle va lui engager sa parole, quand survient un parent éloigné, Lavretzky. Celui-ci est marié, mais séparé depuis longtemps d’une femme indigne, qui court les aventures dans les villes d’eaux du continent; il n’a rien d’un héros de roman, c’est un homme paisible, bon et malheureux, d’âge et d’esprit sérieux. Tous ces gens-là existent, ils ont été vus dans la vie réelle. Un attrait mystérieux rapproche Lise et Lavretzky; au moment où ce dernier, plus expérimenté, reconnaît avec effroi le nom qu’il faut donner à leur sentiment mutuel, un article de journal lui apprend la mort de sa femme ; il est libre, et le soir même, dans le jardin de la vieille maison, l’aveu des deux cœurs s’échappe comme un fruit mûr qui tombe ; la scène est délicieuse, si naturelle et si peu banale! Le bonheur des deux amans dure une heure; la nouvelle était fausse, le lendemain la femme de Lavretzky surgit à l’improviste. On devine tous les développemens que comporte la situation ; ce qu’on ne peut deviner, c’est la délicatesse de main avec laquelle le romancier conduit deux âmes absolument honnêtes au travers de ce péril. Le sacrifice est accompli de part et d’autre, résolument par la jeune fille, avec des luttes poignantes par l’homme. Nous voici espérant la disparition de la femme gênante et méprisable : le lecteur le moins féroce supplie l’auteur de la faire mourir. Hélas ! les amateurs de dénoûmens heureux doivent fermer le livre. Mme Lavretzky ne meurt pas, elle continue à vivre, et fort