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1850 et 1860, la Russie a marché à tâtons, lasse et inquiète, comme un voyageur égaré aux dernières heures de nuit; à l’horizon, de pâles lueurs d’aube, des bouts de route, des contours de sommets vaguement entrevus ; partout la confusion de ces heures douteuses, l’attente de l’aurore, la précipitation irréfléchie chez les uns, la fatigue et la peur chez les autres. Il fallait de bons yeux pour voir et dessiner, dans cette troupe en marche, les figures qui émergeaient de l’ombre, celles qui reculaient volontairement dans la nuit et que le jour ne trouverait plus. Tourguénef en saisit plusieurs; parcourons rapidement la galerie, en feuilletant les romans écrits à cette époque.

Dans le premier, Roudine, l’auteur étudie un tempérament qui est de tous les temps et de tous les pays, mais qui semble avoir trouvé son climat d’élection en Russie. Ce Roudine, le héros de l’histoire, est un idéaliste éloquent, habile en paroles, incapable en action ; il se grise et grise les autres de sa faconde, il se précipite dans la vie comme un torrent d’idées généreuses et lumineuses ; mais chaque épreuve de la vie tourne contre lui, faute de caractère. Avec les meilleurs principes du monde, sans autre vice qu’une vanité naïve, il commet des actes indignes d’un galant homme; on le croirait un cynique, à le voir vivre aux crochets de ses dupes, séduire une jeune fille, subir l’outrage d’un rival; et pourtant, il est lui-même sa première dupe : le fond de son âme est trop honnête pour profiter jusqu’au bout des occasions offertes; sans courage pour le bien ni pour le mal, il retombe sans cesse dans le vide et la misère, il apprend en vieillissant à connaître son irrémédiable impuissance ; il finit misérablement. Les cinquante premières pages du roman sont un chef-d’œuvre d’exposition ; l’auteur nous introduit dans une petite société de campagne, il marque rapidement la place et le caractère de chaque personnage; soudain le Messie attendu arrive dans ce milieu un peu terne, il s’y installe en conquérant ; tout pâlit aux fusées de son éloquence ; seul un vieux sceptique hargneux lui donne la réplique et représente la réalité prosaïque de la vie, dans sa lutte éternelle contre l’enthousiasme idéal. Petit à petit, le mirage se dissipe, les gens pratiques retirent leur confiance au prodige, les jeunes personnes séduites se reprennent à temps. Tous ces humbles comparses édifient patiemment leur vie au ras de terre et finissent avec de bonnes rentes, de bonnes femmes, de bons amis, tandis que le prodige, malgré toute sa supériorité intellectuelle, roule de chute en chute. La prose a triomphé de l’idéal. Pour son début, le romancier touchait au vif un des grands défauts de l’esprit russe et donnait à ses compatriotes une utile leçon ; il leur disait que les aspirations magnifiques ne suffisent