Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/816

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’agitation de la vie m’environnait, et moi-même, je me sentais de plus en plus agité. Je m’accoudai sur le rebord de la barque; le murmure du vent à mes oreilles, le clapotement sourd de l’eau sous le gouvernail, irritaient mes nerfs, les fraîches exhalaisons des flots ne parvenaient pas à les calmer; un rossignol chanta sur la rive, son chant m’accabla comme un poison délicieux. Des larmes gonflaient mes paupières, et ce n’étaient pas les larmes des vagues ivresses sans cause. Ce que je ressentais, ce n’était pas cette sensation confuse, éprouvée naguère, des aspirations infinies, quand l’âme s’élargit et vibre, quand il lui semble qu’elle va tout comprendre et tout aimer... Non! une soif de bonheur me brûlait; je n’osais pas encore l’appeler par son nom, mais le bonheur, le bonheur jusqu’à l’anéantissement, voilà ce que je voulais, voilà ce qui m’angoissait... La barque flottait toujours, le vieux passeur s’était assis et dormait, penché sur ses rames.


III.

Ah! les belles années qui suivirent 1860! L’émancipation des serfs, le rêve de Tourguénef, était devenue un fait accompli : et ce n’était que l’aurore des grandes réformes. De partout le jour nouveau pénétrait à torrens dans la sombre machine vermoulue; partout le bruit des ressorts neufs qui la remettaient en mouvement, un éveil joyeux de forces et d’espérances longtemps contenues. Ces années si décisives dans l’histoire du pays ne l’étaient pas moins dans l’histoire intime d’Ivan Serguiévitch ; il venait de donner sa vie, comme ses vierges donnent la leur, sans réserves et jusqu’à la mort. Déraciné de sa patrie par une amitié toute-puissante, il quittait la Russie, où il ne devait plus revenir qu’à de rares intervalles, pour s’établir d’abord à Bade, puis à Paris, au milieu de nous. La destinée avait comblé tous les vœux de l’homme, de l’écrivain, du patriote ; il assistait à la renaissance de son pays; sa gloire le suivait en Occident, avec ses ouvrages traduits dans toutes les langues. On pouvait croire que s’il reprenait la parole, après ces années de silence et de repos, ce serait pour redire le cantique de Siméon. C’eût été bien mal connaître notre pauvre nature humaine, et en particulier cette âme de poète à jamais inassouvie. Ce qui fait la joie de notre cœur, c’est de bercer un rêve tout le long de la jeunesse et non de le voir réalisé par les vieux ans. Qu’avons-nous à faire de la réalité décolorée? Tourguénef rentra en scène avec Fumée, en 1868. C’était toujours le même talent, encore plus mûr et savoureux ; ce n’était plus tout à fait l’âme candide et croyante d’autrefois. Dès les premières pages du livre, le désenchantement fait