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air mondain et précieux d’un Chopin nécessite un certain confort. C’est là, comment dirai-je ? un art de luxe et de dessert, une manière de friandise qui vous met en goût de toute sorte d’autres bonnes choses. Serait-ce à croire que la musique peut, comme la littérature, distiller un poison moral ? Pour effleurer, en passant, une question d’éthique qui, sous la plume d’un Spencer, aurait assurément son intérêt, n’est-il point permis de distinguer entre le beau musical qui parle à notre âme et celui qui ne n’adresse qu’à nos sens, et d’avancer que, s’il y a une musique des honnêtes gens, on en pourrait citer d’autres qui font venir de « coupables pensées ? » Prenez les sonates de Beethoven, si droites, si loyales, de corps et d’esprit si bien portantes, et comparez-les avec ces valses et ces mazourkes dont l’harmonie ne vous entretient que d’images plus ou moins troublantes : aveux, soupirs, désirs, folles étreintes, etc. ; la valse, en tant que valse, disparaît pour faire place à un tableau du bal et de ses mystères les plus équivoques. Musique de soirée et d’après souper, musique galante qui cesse d’avoir pour fonction de marquer simplement les rythmes, et n’en veut qu’aux émotions intimes des couples qu’elle isole et surexcite. Weber, dans l’Invitation à la valse, a créé le type, mais son romantisme à lui est sans danger ; Weber dramatise, il n’enjôle pas. Il est poétique et chevaleresque, il n’est pas érotique ; la franchise et la bonne humeur du sentiment, l’expression ouverte et sincère, laissent entrevoir le mariage. Le poème de Weber se joue dans l’avenir. C’est le toast joyeux d’un fiancé dont le verre déborde ; l’ivresse que Chopin vous inocule est rétrospective et maladive. Elle a tout épuisé, c’est le fond du verre avec le reste du narcotique ; goûtez-y, mais seulement par occasion.

Cette société de 1830 lui convenait à outrance, il en fut vraiment l’enfant gâté : les femmes du temps, très intellectuelles, étaient surtout portées vers la musique, presque toutes pratiquaient, et le choix des virtuoses qui peuplaient leur salon se réglait naturellement sur les aptitudes et les talens de la maîtresse de la maison. La princesse Belgiojoso groupait autour d’elle les pianistes, tandis que les chanteurs affluaient chez Mme  Merlin. Qui aimerait à reconstituer ce joli monde trouverait bien des renseignemens dans la correspondance da Heine. Je viens de la relire à ce sujet ; on n’a pas plus d’esprit et de fantaisie, c’est vivant et comme écrit d’hier ; mais quel buisson d’épines ! Il parle de tout dans ces lettres, modes, politique, musique, journalisme, philosophie et bimbeloterie : de Cousin, « qui a compris qu’on trouve chez Marquis le meilleur chocolat, et chez Kant la meilleure critique de la raison pure, » des réceptions académiques, de Villemain et de Vestris, dont le mot :