Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/874

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Mme  d’Agoult[1] : « Je ne suis pas de ceux qui croient que les choses se résolvent en ce monde ; elles ne font peut-être qu’y commencer et à coup sûr, elles n’y finissent point. Cette vie d’ici-bas est un voile que la souffrance et la maladie rendent plus épais, qui ne se soulève que par momens pour les organisations les plus solides et que la mort déchire pour tous. » Involontairement, on est porté à rapprocher de cette métaphysique un peu drapée en son éloquence le mot simple et bourgeois de Ninon : « Si l’on savait retrouver dans l’autre monde ceux qu’on a aimés dans celui-ci, il serait doux de le penser. » On se demande aussi comment ces désenchantemens redoublés n’amenèrent pas le renoncement et pourquoi ces retours à des expériences toujours déçues, pourquoi jusqu’à la un ces imperturbables récidives ? C’est une nature constituée normalement que je voudrais voir en présence de pareils faits. Qu’en dirait Shakspeare, lui qui s’écriait : « Fragilité, ton nom est femme ? » Et s’il inclinait à l’indulgence, comme c’est son habitude, un certain effroi ne se mêlerait-il pas à sa compassion ?

À Londres, les ouvrages de Chopin étaient généralement connus et admirés. L’accueil qu’il y reçut l’électrisa. Présenté à la reine par la duchesse de Sutherland, tous les salons le recherchèrent, il alla beaucoup dans le monde, prolongea ses veilles, s’exposa à toutes les fatigues sans se laisser arrêter par aucune considération de santé et ne changea de climat que pour se rendre à Édimbourg, où les brouillards de l’Écosse l’attendaient. Là, recommencèrent les tyrannies de la mode, dîners, soirées, hommages sous toutes les formes que documentent des fragmens de correspondance intercalés dans les écrits des récens biographes. Après un brillant concert donné a Glascow, Chopin revient à Londres, où il entend Jenny Lind et fait la connaissance du duc de Wellington : « En le voyant, impassible et sévère devant sa reine, je me figurais avoir devant les yeux un vieux chien de garde accroupi sur le seuil du château de son maître. » Il court à Manchester prendre part à un concert où chante l’Alboni, et de retour à Londres, il joue une dernière fois pour les Polonais : « Je quitte jeudi cet affreux Londres ; dites à Pleyel de m’envoyer un piano pour ce jour-là et, de votre côté, n’épargnez pas les violettes ; que l’instrument en soit couvert afin que mon salon sente bon. » À Paris, son mal augmenta visiblement. Il avait projeté d’écrire une Méthode de piano, dans laquelle il eût résumé ses idées sur la théorie et la technique de son art, mais ses forces le trahirent. Bientôt, il ne se leva plus, ne parla plus. Enfin, l’état

  1. Où l’âme, écartant ses voiles, mesure l’infini, un des chefs-d’œuvre de la statuaire moderne.