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encore de procéder par genres et carrés de culture. Nous met- trions ainsi dans un premier groupe les sonates, les concertos, le trio pour piano, violon et violoncelle, la sonate pour piano et vio- loncelle, les concertos en mi mineur et fa dièse mineur, bref, toutes les pièces de forme classique, qui sont en général ce qu’il a produit de moins parfait. Chopin n’était pas en musique un dialecticien, il n’a rien de ce don de nature si prodigieux chez Beethoven, si remarquable chez Mendelssohn et chez Schumann, de cet art magistral de la phrase et de l’antiphrase, qui consiste à développer un thème et à le poursuivre jusqu’en ses derniers retran- chemens. Sous une sonate de Beethoven vous sentez toujours l’orchestre, il semble que le piano ne soit là que pour vous faire attendre la partition. Avec Chopin, c’est absolument le contraire, il ne voit et ne connaît que son instrument, dont le génie le gouverne à ce point que, lorsqu’il écrit pour l’orchestre, sa parution n’est jamais que de la musique de piano symphonisée. Dans cette complète absorption de son âme dans l’âme du clavier se trouve le secret de sa virtuosité sans pareille, de cette coloration technique, de cette vie nouvelle qui caractérise les Études et les Préludes. Car il n’y a pas à dire ; un monde inconnu vous est révélé, vous parcourez des régions que ni les Huramel ni les Clementi n’ont exploiées, un pays où l’étude elle-même se fait attrayante pour l’écolier, où c’est la fée Morgane et Titania qui professent, où la difficulté cache ses épines sous des fleurs. Chopin laisse aux pédagogues leurs jardins de racines grecques ; ses exercices, à lui, sont œuvres d’art ; au mécanisme ingrat il marie l’idée, et sa leçon vous promène en plein Parnasse au lieu de vous en indiquer le chemin. À ce compte seul, Chopin eût mérité de survivre. Ses Études seront pour le piano moderne ce que représente dans le passé le Clavecin bien tempéré de Sébastien Bach, et si jamais le public devait désapprendre ces grâces légères et divinement élégiaques dont Chopin a parlé la langue, il appartiendrait à l’historien de se souvenir du maître virtuose qui sut, pac la plus heureuse alliance de la fantaisie poétique et du style dans l’exécution, par l’union étrange des deux sensibilités de l’âme et du toucher, ouvrir une nouvelle voie à la technique du piano. Avant de quitter le chapitre des œuvres classiques, disons un mot des sonates (op. 35 et op. 58), non que les principes traditionnels du genre y soient plus respectés, mais à cause des renseigneraens que leur caractère passionnément capricieux et fantastique nous donne sur la nature même de l’auteur. « De dissonance en dissonance par la dissonance, » écrit Schumann parlant de la Sonate en ré mineur. Puis aussitôt il ajoute : « Notons pourtant, dès cette première partie, un chant superbe ; il semble un moment