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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 59.djvu/881

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si ce n’est le mouvement à trois-quatre ; aucune dialectique, la pure fantaisie ; raffinement, dandysme, virtuosité. Chopin n’aimait pas Beethoven, le redoutant ; il n’aimait pas non plus Shakspeare[1], appréciait médiocrement Schubert, qu’il trouvait « commun et trivial, » et Mozart lui-même ne réussissait à le satisfaire qu’à demi. Liszt a, cette fois, mis le doigt sur la plaie : « Dans les grands modèles et les chefs-d’œuvre il recherchait uniquement ce qui correspondait à sa nature ; ce qui s’en rapprochait lui plaisait, ce qui s’en éloignait obtenait à peine justice. » En présence de ces deux Titans, Shakspeare et Beethoven, son démon personnel lui soufflait la défiance, il se croyait alors chétif et pauvre plus qu’il n’était. Inconséquence bizarre ! lui, si altier, si indépendant, si prompt à s’affranchir de toutes règles, il n’admettait pas chez les autres cet esprit d’audace et de conquête ; peut-être aussi ne se connaissait-il pas bien lui-même, car, à ce Shakspeare, à ce Beethoven, qu’il brusquait et gourmait à plaisir, il leur avait emprunté sa manière épisodique, ces longues échappées dans la grâce et la terreur qui font l’enchantement de ses poèmes. Souvenez-vous, dans le Marchand de Venise, du clair de lune « mollement endormi sur les collines, » et dites si tel prélude ou tel nocturne de Chopin n’en est pas le reflet.

Les Préludes que Schumann (ce Jean-Paul de la musique) appelle des « plumes d’aigle, » et que Mme Sand, plus simplement, traite de chefs-d’œuvre, ont été en partie composés à Majorque, dans la chartreuse de Valdemosa, séjour d’un romantisme plus que lugubre et peu fait pour distraire de ses ennuis l’imagination d’un malade. « Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlemens désespérés comme dans ces galeries. » Le bruit des torrens, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone interrompue par le sifflement de l’orage et les plaintes des oiseaux de mer, qui passent tout effarés et tout déroutés dans les rafales, on conçoit qu’une femme de génie, inapaisée et de santé robuste, s’éprit hautement d’une mise en scène pareille, mais ce pauvre diable de sigisbée endolori, que devenait-il au milieu de tout ce pittoresque ? Hélas ! combien souvent il arrive ainsi à la souffrance de servir d’occasion au plaisir ! Tandis que les

  1. Du moins sans de fortes restrictions : « Il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif et parlant un langage trop vrai ; il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques qui laissaient dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité. C’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation. » Ce passage de Lucrezia Floriani, si particulièrement applicable à Chopin, est la meilleure réfutation qui se puisse opposer au témoignage de George Sand dans son Histoire de ma vie.