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indifférent à la sensibilité, la pensée naîtra, la pensée en apparence indifférente elle-même, qui n’est pourtant, à nos yeux, qu’un raffinement de la sensibilité et de la motilité.

En un mot, la conscience du choc est la conscience d’un changement, et la conscience d’un changement est bien, nous l’accordons, le début de l’intelligence proprement dite, mais elle n’est pas le début de la sensibilité. La sensibilité, comme telle, est primitivement dans la conscience de l’état (bien-être ou malaise) ; le changement ne fait que lui donner la forme contrastée des plaisirs et peines distincts. Aussi, dans l’évolution des êtres et des espèces, il est clair que l’intelligence s’est montrée la dernière et qu’elle n’a été qu’un auxiliaire, un substitut de la sensibilité. Ce sont les modes de sentir les plus voisins de l’indifférence qui, chez les animaux, se sont développés les derniers, et ils ne se sont développés que pour servir d’instrumens au plaisir et à la douleur. L’animal n’a pas commencé par voir sa proie ou son ennemi : la vision est un raffinement ultérieur de l’organisme, comme l’ouïe, comme les sens aujourd’hui les plus intellectuels. De plus, chez l’animal, la vue, l’ouïe et tous les sens supérieurs qui agissent à distance ont pour but de remplacer la sensation immédiate de plaisir ou de douleur que l’animal éprouverait, soit au contact de la nourriture, soit au contact de ce qui le blesse ou le déchire. Si l’animal voit sa proie, ce n’est pas pour une contemplation platonique, c’est pour l’atteindre et la dévorer : on peut dire qu’il la dévore par les yeux avant de la dévorer avec sa bouche. On peut dire aussi qu’il fuit son ennemi par les yeux avant de le fuir par un mouvement de tout le corps. Les sensations supérieures sont pour lui des formules de mouvemens, soit vers un objet, soit à l’opposé d’un objet, et ces mouvemens sont, à leur tour, des formules de sensations soit agréables, soit désagréables. Pour nous-mêmes, que sont nos idées les plus abstraites, par exemple, celles de vérité, de beauté, etc.? Des symboles d’images dans lesquelles le son, image simple et pour ainsi dire aisément maniable, devient, comme dit M. Taine, un substitut d’autres images plus compliquées, plus lentes à évoquer : celles de la vue, du goût, de l’odorat, etc. L’évocation de ces images reste toujours possible pendant nos pensées les plus abstraites, et elle est toujours à son début quand nous prononçons des mots. Ces images, à leur tour, viennent se résoudre en sensations ; dans la sensation même, il y a affection et représentation. Enfin, la représentation présuppose une affection, une modification quelconque capable de représenter, c’est-à-dire d’être rapportée à une cause, à un objet. Le rapport du sujet à l’objet implique évidemment que le subjectif existe d’abord sans ce rapport explicite : avant que le miroir vivant conçoive l’objet qu’il