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lesquels ont lieu ces changemens ont perdu leur vivacité agréable ou pénible; nos pensées, ce sont des plaisirs ou des peines dont la pointe est émoussée et que nous effleurons en passant avec rapidité de l’un à l’autre, sans enfoncer; l’intelligence voit moins les choses que leurs rapports de succession et de simultanéité. Sortie de la sensibilité, elle finit par s’opposer à la sensibilité même. On peut lui appliquer ce que nous avons dit plus haut des effets produits sur la rétine par l’alternative de la dépense et de la réparation nerveuses. Lorsqu’on a d’abord vu, pendant longtemps, un objet où la lumière et l’ombre sont en un vif contraste, si ensuite on regarde l’ombre avec les yeux fatigués, on voit de la lumière; si on regarde la lumière, on voit de l’ombre; on peut ainsi avoir d’un objet une « image négative, » c’est-à-dire une image où les parties lumineuses paraissent en noir et les parties noires en blanc. Les physiologistes expliquent ce fait en disant que les nerfs qui avaient d’abord fourni la sensation de la couleur vive se trouvent émoussés, vibrent moins et donnent, par conséquent, une sensation faible, tandis que l’inverse a lieu pour les nerfs qui ont donné la sensation de la couleur sombre. Une loi analogue explique, selon nous, la genèse de l’intelligence; on peut dire qu’elle est une image négative des choses, dans laquelle ce qui était tout lumineux de plaisir, de douleur, de sensibilité, a pris la teinte de l’indifférence; au contraire, les rapports et les contours des choses y ressortant en pleine lumière et frappent presque exclusivement la conscience. L’intelligence demeure donc toujours plus ou moins superficielle : circum prœvordia ludit. C’est la faculté de sentir, le sentiment au sens le plus général de ce mot, qui, à tous les points de vue, nous paraît la vraie caractéristique de l’existence mentale et peut-être de toute existence. La pensée, ou « représentation intellectuelle, » comme disent les Allemands, Vorstellung, et la volonté, Wille, n’en sont à nos yeux que les manifestations partielles. Au lieu de décrire le monde, avec Schopenhauer, « comme volonté et représentation, » volonté inconsciente et représentation consciente, il vaudrait peut-être mieux décrire le monde comme sentiment. Au lieu d’enseigner avec M. de Hartmann la « philosophie de l’inconscient, » on pourrait, avec plus d’avantage encore et de vérité, professer la « philosophie du conscient, » qui, sous l’action réflexe, comme sous la volonté et l’intelligence, retrouve la sensation, puis, sous la sensation même, le plaisir ou la douleur, conséquemment un état de conscience, nulle part l’inconscience et l’indifférence.


ALFRED FOUILLEE.