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Pourquoi, par exemple, lorsque nous diminuons la conscience d’une douleur par une lecture, par une attention vivement portée sur un autre objet, diminuons-nous la douleur même? C’est qu’alors nous distrayons une partie de l’énergie cérébrale et du mouvement cérébral, auparavant employés à transmettre les vibrations causées par un désordre de quelque organe : c’est une application du théorème de la conservation de l’énergie, c’est un déplacement de la force et une transformation de ses effets. Voilà pourquoi encore nous diminuons une douleur violente par les cris, les mouvemens, les convulsions de nos membres : toute la force cérébrale ainsi dépensée à produire du mouvement est autant de force dérobée à la sensation douloureuse. Parallèlement, la conscience se trouve déplacée en partie ; elle est partagée entre des efforts moteurs et des sensations douloureuses, au lieu d’être à celles-ci tout entière; c’est comme un procédé indirect d’anesthésie. Il est très possible, comme on l’a remarqué, que l’anesthésie même ne supprime pas absolument la souffrance, ou plutôt les souffrances de l’organisme, mais les oblige simplement à rester élémentaires, cellulaires, moléculaires. Dans cette hypothèse, l’anesthésie ne permettrait pas aux sentimens de se fondre en un état général ; elle les laisserait divisés en une multitude indéfinie de petites affections locales qui ne se concentreraient pas en une conscience générale : ce serait comme une vaporisation de la souffrance.


Nulle part, en résumé, on n’est autorisé à admettre une complète disparition de la conscience, si on entend par là le sentiment immédiat et spontané de bien-être ou de malaise, de vie favorisée ou de vie contrariée. Ne confondons pas ce sentiment avec l’intelligence, encore moins avec la volonté poursuivant une fin. Toutes ces confusions restent au compte de ceux qui, comme M. de Hartmann, veulent voir partout des exemples de finalité, de volonté poursuivant un but. Nous, au contraire, nous plaçons au fond de la conscience une sensibilité qui n’est encore ni la pensée ni le vouloir proprement dit. D’une part, cette sensibilité est le seul élément d’ordre mental qu’il soit plausible de placer sous les actions réflexes. D’autre part, toutes les nuances intellectuelles dont l’ensemble forme le domaine de la pensée réfléchie sont, au point de vue de l’évolution, dérivées de la sensibilité et postérieures. Aussi, loin de dire avec Aristote que le plaisir est un « surcroît » qui s’ajoute à l’acte intellectuel « comme à la jeunesse sa fleur, » nous dirions plus volontiers que c’est l’intelligence qui est un surcroît et un épanouissement de la sensibilité. L’intelligence est de la sensibilité subtilisée qui arrive à saisir les changemens les plus délicats, même quand les états entre