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L’ALEXANDRINISME.

compte qu’il avait éprouvé dans sa première jeunesse. D’abord, à Rhodes son exil volontaire n’eut rien de pénible. Adopté, inscrit au nombre des citoyens, traité avec honneur, il y vit si bien grandir sa réputation, que, lorsqu’en 194 la mort d’Ératosthène laissa vacante la direction du Musée d’Alexandrie, ce fut lui qui fut appelé à cette succession. Il rentra donc en triomphe dans cette patrie qui autrefois l’avait presque chassé ; il y rentra comme chef du cénacle qui avait prononcé la sentence. Quel était le sens de cette éclatante réparation ? Sans nul doute, on rendait hommage à son mérite ; mais ce maître qui pénétrait enfin dans le sanctuaire, y venait-il pour le transformer ? Apportait-il une révolution ? Nullement ; il se retrouvait tout simplement chez lui : alexandrin il était parti, alexandrin il était au retour. Pendant les quarante ans et plus qu’il avait passés à Rhodes, les Argonautiques n’avaient pas occupé tout son temps ; il avait fait aussi une série de poèmes archéologiques sur des fondations de villes rhodiennes et égyptiennes, dans le genre de ceux de Callimaque ; il avait étudié les textes anciens, enseigné la rhétorique et la grammaire. De là aussi son succès et sa célébrité. Enfin sa grande épopée elle-même, son œuvre de prédilection, par la science et l’exactitude, par la recherche et l’élégance, par beaucoup de mérites et de défauts, elle est tout à fait dans le goût d’Alexandrie. Il l’y rapportait patiemment retravaillée selon les règles de l’école. En franchissant le seuil du musée, il ne faisait donc violence ni à personne ni à lui-même.

M. Couat relève chez le biographe inconnu d’Apollonius une assertion d’après laquelle celui-ci aurait été enseveli dans le même tombeau que Callimaque. Il fait remarquer que probablement ils furent, non pas placés dans le même monument, mais admis tous deux, en qualité de bibliothécaires, dans une place réservée au milieu des constructions royales, et il pense qu’on se plut, par un sentiment moral et religieux, à rapprocher encore davantage les deux ennemis, en se les figurant réunis dans la paisible fraternité de la mort. Quelle que soit l’origine de cette tradition sur leur commune sépulture, j’y verrais volontiers comme un symbole de leur ressemblance littéraire : ce sont deux poètes de la même famille. Ainsi l’a jugé la postérité. Les luttes d’école disparaissent à distance, les différences s’atténuent, on ne comprend plus bien les causes qui ont suscité ces terribles colères, et ce qui ressort le plus, ce sont les caractères communs qui marquent d’un même cachet les ouvrages du maître et ceux du disciple.