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passer pour un péril quotidien. Son toit et ses flancs noircis, battus par les intempéries, s’élevaient au-dessus des jungles à la façon d’un wagon de munitions gigantesque abandonné dans la boue par quelque armée en déroute. Alentour régnait une végétation épaisse et touffue : des saules de petite taille entremêlés à cent buissons épineux ou fétides, sauvages étrangers qui n’avaient point parlé le langage des fleurs, et que nul botaniste n’aurait su nommer en grec. Des lanières sans nombre de smilax s’y suspendaient décolorées et la boue infranchissable, au-dessous, se hérissait de palmiers nains. Deux grands arbres isolés, des cyprès morts, marquaient le centre du marais et servaient de perchoir aux vautours. Les filets d’eau peu profonde s’éparpillaient sous un tapis de plantes aquatiques, cachant assez de reptiles grands et petits pour donner à celui qui les aurait vus le frisson jusqu’à la fin de ses jours. La maison avait été bâtie sur une légère hauteur : la levée d’un canal de dérivation. Les eaux de ce canal ne couraient pas, elles se traînaient pour ainsi dire et étaient pleines d’alligators voraces qui défendaient contre les curieux la sinistre demeure du vieux Jean-Marie Roquelin, opulent planteur d’indigo, jadis très haut placé dans l’estime d’un cercle exclusif et altier, mais réduit aujourd’hui à la condition d’ermite, évité par tous ceux qu’il avait connus, les évitant lui-même. Le dernier de sa race, disait-on. Son père reposait sous les dalles de la cathédrale de Saint-Louis, entre l’épouse de sa jeunesse et la compagne de son âge mûr. Chaque jour, le vieux Jean visitait ce tombeau. Sur le sort de son demi-frère Jacques, hélas ! planait un mystère. Personne ne savait ce qu’était devenu le fils du second lit que leur père avait laissé à la garde de ce frère, son aîné de trente ans. Sept années auparavant, il avait disparu soudain une fois pour toutes. Les deux frères semblaient si heureux de la tendresse l’un de l’autre! Ni père, ni mère, ni femme, ni parent à aucun degré : seuls au monde et assez unis pour n’en point souffrir. L’aîné, un bel homme, hardi, chevaleresque, franc et aventureux; le cadet un être délicat, studieux, doux comme une fille, sans cesse plongé dans ses livres. Ils vivaient sur leur plantation héréditaire comme un couple d’oiseaux, l’un toujours dans le nid, l’autre l’aile volontiers ouverte au vent. Le trait principal du caractère de Jean-Marie Roquelin était l’adoration qu’il professait pour son « petit frère: » — Jacques a dit ceci, Jacques a dit cela, Jacques en décidera, car Jacques sait tout, et il est bon autant qu’il est savant, il est la sagesse même et le jugement.

Jacques cependant restait au logis, et sa passion pour les livres d’un côté, d’autre part, les habitudes vagabondes et dissipatrices de son frère, furent cause que la plantation périclita. Jean-Marie, magnifique et imprudent, perdit au jeu tous ses esclaves, successivement,