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Longue réponse de l’ancien marchand d’esclaves. Nouvel arrangement de l’interprète :

— Il dit que le marais est trop malsain pour qu’on y puisse vivre.

— Mais nous le dessécherons, son marais; ce ne sera plus un marais.

— Il dit que le canal est une propriété particulière.

— Son vieux fossé? Nous le comblerons. Qu’il soit tranquille. Tout va être arrangé pour le mieux.

Traduction faite, l’homme du pouvoir s’amusa de l’orage intérieur que reflétait le visage de ce vieux créole :

— Expliquez-lui donc, reprit-il, qu’avant que nous ayons fini, il ne restera plus une âme dans sa baraque...

L’interprète cherchait une phrase; mais, sans l’écouter :

— Je comprends! je comprends ! dit Roquelin avec un geste d’impatience. Puis il éclata; les malédictions commencèrent à pleuvoir sur les États-Unis, le président, le territoire d’Orléans, le congrès, le gouverneur et tous ses subordonnés. En jurant toujours, il sortit, laissant l’objet de ses malédictions dans un état d’hilarité qui n’ajoutait pas médiocrement à sa colère.

— Ce bonhomme est fou! dit l’officier municipal à l’interprète, sa propriété va décupler de valeur. Ne dirait-on pas que vos vieux créoles préféreraient vivre dans un trou de crabe plutôt que d’accepter la présence d’un voisin?

— Jean Roquelin a ses raisons pour éviter les voisins... Je vais vous dire...

L’interprète, qui roulait une cigarette, s’arrêta pour l’allumer, puis rejetant la fumée par ses narines, il ajouta gravement ; — C’est un sorcier.

— Oh! cria l’autre en riant, vous ne le croyez pas?

— Que parions-nous? reprit l’interprète tendant une main comme pour recevoir l’enjeu et relevant sa manche d’un geste expressif: — Que parions-nous?

— Vous feriez mieux de ne pas répéter des on-dit ridicules.

— Des on-dit? Vous allez voir. J’étais allé un soir chasser le gros-bec, j’en tuai trois et j’eus de la peine à les retrouver, il faisait déjà si noir! Enfin, je ramasse mon gibier, je rentre chez moi, mais, pour cela, il fallait passer devant la maison de Jean Roquelin.

— Oh! oh! dit ironiquement l’Américain en jetant une jambe par-dessus le bras de son fauteuil.

— Attendez donc. J’avance tout doucement, sans bruit...

— Mourant de peur...

— Attendez!.. Je passe la maison, je respire... Tout à coup je vois devant moi deux... deux choses... Me voilà glacé, en sueur,