tremblant comme une feuille... Vous croyez que ce n’était rien? Quand je vous dis que j’ai vu aussi clairement que je vous vois, malgré le crépuscule, Jean-Marie Roquelin, qui se promenait, et, près de lui, je ne sais quoi qui ressemblait à un homme, mais qui n’était pas un homme, blanc comme plâtre. D’horreur je me laissai tomber sur l’herbe... Ils disparurent... mais, aussi vrai que j’existe, c’était le spectre de Jacques Roquelin, du petit frère...
— Bah! ricana l’Américain.
— J’en mettrais ma main au feu.
— L’idée ne vous est pas venue que ce pouvait être Jacques Roquelin, comme vous l’appelez, bien vivant, mais, pour quelque raison, caché à tous les yeux, séquestré par son frère?
— Cette raison, je ne la vois pas, répliqua l’interprète en s’obstinant. Quelqu’un entra qui mit lin à la conversation.
Des mois s’écoulèrent, et la rue fut ouverte. D’abord on creusa un canal à travers le marais; le petit fossé, comme l’officier municipal avait nommé si dédaigneusement celui qui passait près de la maison de Jean Roquelin, fut comblé; sur la rue, ou plutôt sur la route ensoleillée, donnait maintenant la porte de la cour.
L’affreux marécage était sec. Ses dangereux habitans avaient battu en retraite à travers les joncs: le bétail errait sur sa croûte durcie; les grenouilles ne coassaient plus que du côté de l’ouest. Bientôt des lis et des iris remplacèrent les plantes vénéneuses, naguère entremêlées aux roseaux; des lianes coururent de côtés et d’autres tout en fleurs; elles chargèrent l’un des cyprès morts d’un opulent fardeau de feuillage étoile de pourpre. Les petits oiseaux, voltigeant de buisson en buisson, cherchaient les baies de la ronce. Sur tout cela passa un parfum de salubrité que ce lieu n’avait pas connu depuis que l’accumulation des sédimens du Mississipi l’avait élevé au-dessus de la mer. Mais le propriétaire opiniâtre ne voulut point bâtir. Le long de la rue et sur l’ancien emplacement des saussaies s’élevaient en grand nombre des maisons neuves, les unes côte à côte, les autres isolées, toutes plongeant sur la retraite de Jean Roquelin. Même du côté sud, les importuns ne manquèrent pas ; ce furent d’abord deux huttes de charbonniers, puis le jardin d’un maraîcher, puis un cottage, et tout à coup le faubourg forma demi-cercle autour de lui. Il était cerné. Les gens du peuple surtout ne pouvaient le souffrir :
— Le vieux tyran ! Pourquoi ne construit-il pas quand le bien public l’exige? Pourquoi est-il aussi mauvais voisin?.. Le vieux pirate ! le vieux bandit !
Les Louisianais les plus incorrigibles se drapaient dans les vertus détestées du Nord quand il s’agissait de protester contre Jean Roquelin,