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et spéciale des termes du commun usage : « les solitudes grises de la mer, » ou « le miroitement de l’étendue sous le soleil éternel. » En trois ans de temps, depuis le Mariage de Loti, ce n’est pas le moindre progrès qu’ait accompli l’auteur de Mon Frère Yves.

On n’appréciera pas moins ses descriptions de la terre de Bretagne, un peu nombreuses peut-être, et peut-être, à ce qu’il semble d’abord, un peu répétées, mais d’une couleur si juste et d’un accent si vrai ! La gradation surtout en est merveilleusement observée. Je doute si jamais on a plus profondément senti le charme lent, successif, insensible de cette terre mélancolique ; — avec ses landes incultes, son granit à fleur de terre, ses chênes rabougris, son ciel bas et pluvieux, tout enfin ce qu’elle a de laideurs expressives qui finissent par conquérir à sa tristesse les plus rebelles eux-mêmes; — et je doute si jamais on l’a plus fidèlement rendu. Et puis, car nous ne saurions trop le répéter à l’auteur, et puis c’est la Bretagne ; c’est un pays connu, ce sont des tableaux auxquels notre œil est comme fait par avance, et dont nous n’avons pas besoin d’avoir vu les modèles pour louer la ressemblance, puisqu’ils ne sont après tout que des associations nouvelles d’élémens anciens, de formes familières tt de couleurs accoutumées. « La pluie tombait, fine, froide, pénétrante, continue ; elle ruisselait sur les murs, rendant plus noirs les hauts toits d’ardoise, les hautes maisons de granit, elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche, qui grouillait tout de même, mouillée et crottée, dans les rues étroites, sous un triste crépuscule gris… L’air aval : quelque chose de tellement terne, de tellement éteint qu’un ne pouvait se figurer qu’il y eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion. On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu’elles pussent jamais s’ouvrir et que derrière il y eût un ciel. On respirait de l’eau. On avait perdu conscience de l’heure, ne sachant plus si c’était l’obscurité de toute cette pluie ou la vraie nuit d’hiver qui descendait. » Connaissant tous ces mots, je puis voir effectivement toutes ces choses. Et c’est précisément pourquoi je n’ai pas besoin d’avoir vu Brest pour le reconnaître sous cette pluie. Mais ceux qui le connaissent ajouteront seulement que, même dans un temps où la moderne école a poussé si loin l’art de la description, on n’a pas souvent décrit avec cette justesse et cette sincérité.

Ce n’est pas tout que de décrire. Quelques sceptiques ici seraient même capables de prétendre que c’est assez peu de chose, parce qu’en effet, s’il est de nos jours une partie de l’art qui soit réduite en procédés et par conséquent s’apprenne, c’est sans aucun doute la description. Il y en a d’autres encore qui ne sont pas éloignés de croire que les