Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/298

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le faisaient trembler ; il aurait voulu qu’ils restassent dans la chambre, et que Chateaubriand n’en transportât rien dans ses conceptions. Joubert ne se le figurait pas écrivant une œuvre d’érudition et de théologie. « Dites-lui, — c’est à Pauline qu’il adresse ses conseils pleins de bon sens, — dites-lui qu’il en fait trop, que le public se souciera fort peu de ses citations et beaucoup de ses pensées ; que c’est plus de son génie que de son savoir qu’on est curieux, que c’est de la beauté et non de la vérité qu’on cherchera dans son ouvrage ; que son esprit seul et non pas sa doctrine en pourra faire la fortune ; qu’enfin il compte sur Chateaubriand pour faire aimer le christianisme, et non pas sur le christianisme pour faire aimer Chateaubriand. Il ne ressemble pas aux autres prosateurs ; qu’il fasse son métier, qu’il nous enchante! Il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie; il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain et qui ne sont bonnes qu’à mettre en fuite les prestiges. » Le triomphe du sentiment religieux, nous n’en pouvons douter, était le vrai but des efforts de Chateaubriand; mais Joubert croyait qu’il devait se borner à réaccoutumer la nation à regarder le christianisme avec quelque faveur, à respirer avec quelque plaisir l’encens qu’il offre, à entendre ses cantiques avec quelque approbation. C’était là sa tâche ; le reste appartenait à la religion. Si la poésie et la philosophie pouvaient à la fois lui ramener l’homme, elle s’en réemparerait bientôt à l’aide de ses séductions et de ses puissances. Le difficile était de réveiller le désir de revenir dans ses temples : c’était ce que Chateaubriand pouvait faire.

Mme de Beaumont, à qui Joubert donnait la mission d’éclairer son compagnon de solitude, lui avait lu cette lettre en entier. Il en avait été satisfait, mais il n’entendait pas en profiter. Il s’était écrié vingt fois pendant la lecture : « C’est le meilleur, le plus aimable, le plus étonnant des hommes ! Oui, je le reconnais bien. Il craint toujours que je ne cite trop. » Puis il s’était mis à rire. Les livres étaient arrivés, et il avait fait des Lettres édifiantes et des écrits des missionnaires un usage merveilleux. Il avait même su tirer parti du fatras sec et aride de l’Histoire des moines. Mme de Beaumont s’y était mortellement ennuyée. Elle trouvait une sorte de miracle dans la manière de travailler de Chateaubriand, dans ce don de rassembler des traits épars. Après avoir écrit certaines pages, il les lisait à son amie ; il la faisait parfois fondre en larmes et il pleurait lui-même sans se douter que son talent fût pour quelque chose dans l’effet qu’il produisait. « Au milieu de mon ravissement, répondait-elle à Joubert, il faut que je vous avoue la crainte dont je suis tourmentée et qui ne me laisse pas un moment de repos. Il veut que son