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caractère pareil inspirerait de l’intérêt. Elle parle de l’amour comme une bacchante, de Dieu comme un quaker, de la mort comme un grenadier, et de la morale comme un sophiste. Pas de fraîcheur dans ses pensées, pas de jeunesse dans ses sentimens, point de naturel dans ses paroles; tout est exaltation ou dissertation. Lorsque Léonce est condamné à mort et qu’un quart d’heure avant d’être fusillé, il dort la tête appuyée sur les genoux de Delphine, elle parle de la beauté et du visage enchanteur de son amant. Si la décence n’arrêtait notre plume, nous couvririons d’un mépris ineffaçable ces êtres dégradés dont les passions ne peuvent être amorties par l’image de la mort. Quelle dégradation ! Et des femmes croient faire honneur à leur sensibilité en vantant un pareil ouvrage ! Qu’elles y prennent garde : trop souvent en jugeant une fiction, on révèle son propre secret. L’ouvrage par le style ressemble assez à une traduction d’allemand en français. Mme de Staël a livré le secret des trois caractères nés de la philosophie du XVIIIe siècle : le premier qui se compose d’égoïsme et d’exaltation, le second de commérages et de prétentions morales et politiques, le troisième de niaiserie et d’instruction. »

On est heureux du moins d’entendre la protestation de Mme de Beaumont dans une lettre à Chênedollé : elle était impatiente de lire Delphine ; est-ce qu’elle n’y retrouvait pas une partie de sa jeunesse? est-ce qu’elle n’y entendait pas l’écho de ses premières conversations? Elle emporta le roman à Luciennes; pendant l’absence de Chateaubriand elle était allée voir Mme Hocquart, qui lui rappelait les plus tendres souvenirs, celui de son frère Calixte. Mais Luciennes n’eut pas de charme pour elle ; la vue que l’on découvrait du château et qui la ravissait autrefois ne l’intéresse plus. « La campagne est desséchée, et la société m’ennuie. » — « Il n’y a plus qu’une société pour moi ! La pauvre Hirondelle est dans une sorte d’engourdissement fort triste[1]. » Chateaubriand était encore absent ; il était allé à Lyon poursuivre une contrefaçon du Génie du christianisme. Il voulait ensuite se rendre en Bretagne pour expliquer à Mme de Chateaubriand son entrée dans la diplomatie. On n’en avait rien dit d’avance à Mme de Beaumont ; il prévint Chênedollé : «Ne manquez pas d’écrire rue Neuve-du-Luxembourg pendant mon absence, mais ne parlez pas de mon retour par la Bretagne. Ne dites pas que vous m’attendez et que je vais vous chercher. Tout cela ne doit être su qu’au moment où l’on nous verra tous les deux. Jusque-là je suis à Avignon, et je reviens en droite ligne à Paris. » Il fallait, en effet, ménager une santé de plus en plus frêle. Quelque

  1. Lettres de Mme de Beaumont (7 fructidor, 7 vendémiaire 1802).