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qui avait pour elle, au XVIIe et au XVIIIe siècles, la majorité des « honnêtes gens, » n’aura bientôt plus, nous dit-on, que la minorité. La science est la grande obsession de notre siècle; nous lui rendons tous, quelquefois sans en avoir bien conscience, un certain culte au fond de l’âme, et nous ne pouvons nous retenir de quelque dédain à l’égard de la poésie. M. Spencer compare la science à l’humble Cendrillon, restée si longtemps au coin du foyer pendant que ses sœurs orgueilleuses étalaient leurs u oripeaux » aux yeux de tous : aujourd’hui Cendrillon prend sa revanche; « un jour la science, proclamée la meilleure et la plus belle, régnera en souveraine. » — « Il viendra un temps, dit à son tour M. Renan, où le grand artiste sera une chose vieillie, presque inutile; le savant, au contraire, vaudra toujours de plus en plus. » M. Renan regrette quelque part de n’avoir pas été lui-même un savant, au lieu d’être une sorte de dilettante de l’érudition. Qui sait si, renaissant aujourd’hui, un Goethe n’aimerait pas mieux se consacrer tout entier aux sciences naturelles? si un Voltaire ne s’appliquerait pas plus qu’autrefois aux mathématiques, dans lesquelles il a déjà montré sa force? si un Shakspeare, ce grand psychologue, cet esprit de tempérament si scientifique sous son imagination puissante, ne délaisserait pas les drames mesquins de l’humanité pour le grand drame du monde? L’aïeul de Darwin consacra une partie de son talent à écrire de mauvais poèmes ; son petit-fils, né cent ans plus tôt, en eût peut-être fait autant; par bonheur, Charles Darwin est bien de son siècle ; au lieu d’un poème des jardins, il nous a donné l’épopée scientifique de la sélection naturelle. Les poèmes meurent avec les langues, et les poètes ne peuvent espérer pour leurs œuvres, comme l’a écrit lui-même M. Sully-Prudhomme, « qu’un soir de durée au cœur des amoureux ; » les toiles des peintres s’usent, et, dans quelques centaines d’années, Raphaël ne sera plus qu’un nom; les statues et les monumens tombent en poussière : seule, semble-t-il, l’idée dure, et celui qui a ajouté une idée au lot de l’esprit humain peut vivre par elle aussi longtemps que l’humanité même. Faut-il donc croire que l’imagination et le sentiment ne sont point vivaces comme l’idée, et que l’art finira par céder la place à la science? Il y a là un problème digne d’attention, puisqu’il touche en somme à la destinée même du génie humain et à ses transformations dans l’avenir.


I.

Les savans qui nous prophétisent que la poésie et les arts disparaîtront par degrés s’appuient sur un certain nombre de faits : les uns sont empruntés à la physiologie et à l’histoire, les autres à la