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Sans mystère point de vraie poésie, aiment à répéter les Allemands avec Schelling, Strauss et Wagner; sans superstition, point de vraie poésie, ajoutait Goethe. Et, en effet, l’imagination poétique semble avoir besoin à la fois d’une certaine superstition, au sens antique du mot, qui lui permette de ne pas toujours expliquer les événemens par leurs raisons froides, et d’une certaine ignorance, d’une demi-obscurité qui la laisse se jouer plus librement autour des choses. Rien de moins poétique, pourrait-on dire, qu’une grande route blanche sans recoins et sans tournans, où le soleil tombe d’aplomb ; au contraire, les fourrés, les bosquets, les angles d’ombre, tout ce qu’on ne voit pas du premier coup, tout ce qui semble se voiler et nous fuir, fait la poésie de la campagne. Le grand défaut des plaines nues, c’est qu’elles ne nous cachent rien, et nous n’aimons pas la ligne droite, parce qu’en ouvrant les yeux nous voyons ce qu’il y a au bout. Le charme indéfinissable du soir, c’est de ne montrer les objets qu’en les dérobant à demi. Au clair de lune, qu’ont chanté Beethoven et toute l’Allemagne, les choses se transforment, les chemins les plus vulgaires se remplissent de poésie, les objets dont on ne distingue plus les contours nets prennent une beauté faite de mollesse : l’ombre est la parure des choses. Les rayons de la lune semblent faire flotter tous les objets dans une nuée transparente et douce : cette nuée, c’est la poésie même, cette nuée fine est dans l’œil du poète et c’est au travers qu’il voit toute la nature. Dissipez-la, vous ferez peut-être fuir ses rêves, et parmi eux ce rêve divin, la beauté. Peut-être n’y a-t-il de poésie que dans ce qu’on soupçonne sans le voir. La pudeur est la poésie de l’amour : elle fait ressortir ce qu’elle dérobe. Le poète qui demande ses secrets à la nature est comme l’amant qui presse une honnête femme : il serait le premier désappointé s’il était satisfait trop vite, il veut avoir le temps d’espérer, de se plaindre, il aime mieux deviner que voir, imaginer que découvrir, parfois même désirer que jouir : « Je cherche le plaisir, dit Goethe, et dans le plaisir je regrette le désir. » Alfred de Musset supplie son dieu de briser la voûte des cieux, de soulever les voiles du monde et de se montrer ; si Dieu avait répondu à son appel, est-il sûr que Musset l’eût adoré encore? Peut-être toute la poésie de l’univers se serait-elle évanouie. Si les cieux ne nous cachaient plus rien, qui les distinguerait de la terre que nous foulons sous nos pieds? Ce « tourment de l’infini » qui désole certaines âmes leur a donné aussi les jouissances les plus délicates, et peut-être auraient-elles hésité à l’échanger contre la science universelle. Pour ne prendre qu’un exemple, combien la science de nos jours, en analysant les métaux en fusion dans les étoiles, n’a-t elle pas flétri ces « fleurs des cieux» où les anciens voyaient des êtres divins et immortels ! C’est ainsi, disent les esthéticiens mystiques,