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que la science fane ce qu’elle touche. M. Renan appelle quelque part la pudeur chrétienne une « charmante équivoque ; » on pourrait dire dans le même sens que toute la poésie mystique de la nature, toute la religion de l’art est aussi une équivoque ; mais ce sont ces équivoques qui font le prix de la vie. La nature n’est belle que voilée, et il faut peut-être se représenter l’art, comme l’amour même, avec un bandeau sur les yeux. Lorsque le beau nous aura révélé son nom, son histoire et tous ses secrets, qui sait si nous ne le verrons pas s’éloigner à jamais, comme Lohengrin emporté par ses cygnes? L’erreur même a sa poésie. « Ose te tromper et rêver, » disait Schiller : c’est la devise même de l’art.

Tels sont les argumens qu’on peut apporter en faveur de la poésie du mystère et du mysticisme dans l’art. Selon nous, l’opposition qu’on se plaît à établir ainsi entre l’imagination poétique et la science est plus superficielle que profonde, et la poésie aura toujours sa raison d’être à côté de la science. M. Matthew Arnold a dit, dans son Essai sur Maurice de Guérin : « La poésie comme la science est une interprétation du monde; mais les interprétations de la science ne nous donneront jamais ce sens intime des choses que nous donnent les interprétations de la poésie, car elles s’adressent à une faculté limitée, non à l’homme entier : voilà pourquoi la poésie est éternelle. » Tous les théorèmes de l’astronomie n’empêcheront jamais que la vue du ciel infini n’excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié de savoir, qui fait la poésie du ciel. Les savans cherchent à nous satisfaire, à répondre à nos interrogations : le poète nous charme par l’interrogation même et quelquefois, comme le musicien, préfère nous laisser sur la note sensible, dans je ne sais quelle attente anxieuse, plutôt que de contenter entièrement l’oreille et l’esprit. Le célèbre monologue d’Hamlet ne fait que poser un problème insoluble pour la science ; une des belles pièces des Contemplations sur le sort de notre globe et de l’humanité a pour titre un simple point d’interrogation. Y a-t-il des découvertes qui n’aboutissent pas à de nouveaux mystères, et qui ne favorisent ainsi l’essor toujours plus large de l’imagination? La science, qui commence par l’étonnement, finit aussi par l’étonnement, dit Coleridge, et c’est de l’étonnement que naît la poésie comme la philosophie. Il y aura donc dans la science humaine une suggestion éternelle, conséquemment une poésie éternelle. Bien plus, le « besoin de mystère et d’inconnu » qu’éprouve l’imagination humaine, si on l’analyse jusqu’au bout, apparaît lui-même comme une forme déguisée du désir de connaître. Nous parlions tout à l’heure du charme propre aux petits chemins, aux bosquets, aux tournans; mais la principale raison de ce charme, c’est qu’ils nous permettent de faire des découvertes à chaque pas, c’est qu’ils tiennent en haleine la perpétuelle curiosité