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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/373

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de l’esprit; leur poésie ne vient pas uniquement de ce qu’ils nous ferment l’horizon, mais plutôt de ce qu’ils nous en promettent sans cesse un nouveau. De même, si on peut dire que la pudeur est la poésie de l’amour, on dira, avec encore plus de raison, que c’est l’amour qui fait la poésie de la pudeur ; ici encore, le charme du mystère n’est que le désir de le pénétrer. D’ailleurs, les beautés fardées et fausses sont les seules dont la poésie s’évanouisse au grand jour. Que la science change sans cesse les points de vue d’où nous étions habitués à regarder les hommes et les choses, qu’elle produise ainsi des effets de lumière nouveaux, nous étonne et nous chagrine même parfois, personne ne le niera; mais qu’y a-t-il là d’inquiétant pour le poète? Parfois, je l’avoue, j’ai envié la fourmi, dont l’horizon est si étroit qu’elle est obligée de monter sur une feuille ou sur un caillou pour voir à un demi-pas devant elle : elle doit distinguer une foule de choses charmantes qui nous échappent entièrement; pour elle, une allée sablée, une petite pelouse, une écorce d’arbre sont pleines de poésies inconnues pour nous. Si on élargissait sa vue, elle serait tout d’abord dépaysée; elle regretterait, devant nos forêts et nos montagnes, l’ombre mouvante de ses brins d’herbe. C’est ainsi que, si nous nous élevons assez haut, nous voyons avec quelque regret disparaître la poésie des détails, se fondre toutes les petites choses, se niveler tous les recoins où se perdait notre pensée, se redresser tous les détours qui excitaient notre désir: rien, au premier abord, qu’une grande vue d’ensemble, nue, sans une ombre; une lumière crue, uniforme; mais quelle largeur! Le regard plane. C’est un milieu immense auquel il faut se faire en s’agrandissant soi-même le cœur. Puis, au-delà du monde ainsi illuminé, que de perspectives sans fin, se perdant encore dans l’ombre ! quel besoin toujours croissant de regarder, de savoir et d’agir !

Il y a, d’ailleurs, un mystère que la science ne peut détruire et qui servira toujours de thème à la poésie : c’est le mystère métaphysique. Il n’est pas besoin, comme les religions et les théologies, d’ajouter encore de nouvelles obscurités à celle qui enveloppe éternellement le fond des choses; arrivé là, le savant lui-même, réduit à s’arrêter, se laisse, suivant l’expression de Claude Bernard, « bercer au vent de l’inconnu, dans les sublimités de l’ignorance. » La science peut faire disparaître, sans que la poésie les regrette, les mystères artificiels des religions, qui appliquent leurs symboles même à l’explication de phénomènes purement scientifiques; mais la science ne détruira jamais le mystère métaphysique, celui qui porte non-seulement sur les lois inconnues, mais sur l’essence peut-être inconnaissable de la réalité. C’est ce mystère qui suffira