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sonates ou opéras.?, La science n’empêchera jamais le vrai génie.de s’ouvrir lui-même une voie, comme les destins et de trouver sa forme propre : fata viam invenient.


IV.

L’imagination et l’instinct du génie, pour produire, doivent être excités et fécondés par le sentiment : il faut aimer son idée pour éprouver le besoin de lui donner vie; or, entre la science et le sentiment, on a encore établi un antagonisme. Stuart Mill lui-même, dans son espèce de confession morale (Autobiography), reconnaît que l’analyse a une « force dissolvante » qui produisit en lui une crise bien connue de désespoir : « L’analyse tue le sentiment. » À cette crise il ne trouva un remède que dans l’art le plus éloigné de l’analyse réfléchie et de la réalité positive : la musique. Cette troisième opposition entre l’art et la science est-elle donc, plus profonde que les autres?

Ce serait évidemment une erreur de se figurer les sentimens humains, même les plus primitifs, comme invariables à travers les siècles. Ils se transforment lentement, mais d’une façon continue, et M. Taine l’a très bien montré dans sa Philosophie de l’art. Essayons d’établir, ce qu’il n’a pas fait lui-même, la loi de cette Evolution et ses conséquences pour l’art. En premier lieu, tous les sentimens, spontanés d’abord et irréfléchis, qui entraînaient l’homme primitif comme par une « action des nerfs purement réflexe, » deviennent par degrés plus consciens et plus réfléchis. M. Renan et M. de Hartmann ont eux-mêmes fait voir comment la conscience tend de nos jours à pénétrer tout de sa lumière. En second lieu, les sentimens ont un objet plus général et plus abstrait : un peuple entier peut, comme on dit, se passionner pour une idée, pour une doctrine philosophique ou politique, pour un système social, à plus forte raison pour un poème, un drame, un roman où la doctrine sera mise en action. Notre sensibilité s’intellectualise et ne reste étrangère à aucun progrès noble de la science, car toute haute découverte scientifique a des conséquences philosophiques et finalement morales.

Analysons les sentimens les plus importans, ceux qui se rapportent à la nature!, à la divinité, ù l’homme ; nous verrons quel changement ils ont subi et combien à notre époque ils sont devenus plus rationnels ou plus philosophiques, sans pour cela perdre de leur force et de leur poésie. Le sentiment de la nature, qui semblerait au premier abord devoir rester invariable, n’est pourtant plus aujourd’hui le même que dans l’antiquité. Comparez Homère, Lucrèce même ou Virgile avec Shakspeare, Milton, Byron, Shelley,