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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/382

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Goethe, Schiller, Lamartine ou Hugo. Comment la vue du ciel étoile, par exemple, produirait-elle la même impression morale sur un moderne que sur un ancien, quand le moderne se représente l’immensité là où l’ancien ne mettait qu’une ou plusieurs sphères de cristal, limitées par des murailles flamboyantes : flammantia mœnia mundi ?

Le sentiment du divin, lui aussi, a subi des changemens si considérables qu’il est inutile d’insister à cet égard : quelle évolution depuis Homère jusqu’au christianisme ! Il y en a une non moins sensible du XVIIe siècle à nos jours, des vers de Racine père et fils sur le Dieu caché dont le monde révèle la gloire à la prière qui termine l’Espoir en Dieu, ou, — pour parler des contemporains, — aux doutes de M. Sully-Prudhomme, aux « anathèmes » souvent déclamatoires de M. Leconte de Lisle ou de Mme Ackermann. — Quant aux grands sentimens qui se rapportent à l’homme, on n’y trouve pas moins marquée l’influence croissante de l’intelligence sur la sensibilité. Ceux qui ont pour objet la cité, la patrie, les corps sociaux, sont, de l’aveu de tous, devenus moins étroits et moins exclusifs : la patrie, aux yeux du penseur moderne, est la partie d’un tout, l’humanité. L’amour exclusif et même farouche de la patrie, si puissamment exprimé par Corneille dans Horace, fait presque défaut dans les drames et les romans de Victor Hugo, ou bien il se fond alors avec l’amour de la multitude humaine. — Même transformation dans les sentimens qui, au lieu de s’adresser à des êtres collectifs comme la patrie, ne se sont d’abord adressés qu’à des individus : telle est la pitié. De nos jours, la pitié est à la fois plus facile à exciter, plus intense et plus générale. Elle n’est pas pour cela moins propre à inspirer la poésie. Chez les poètes grecs, elle s’adressait presque toujours à une personne déterminée : Hector ou Priam, Antigone, Polyxène, Alceste. Un poète moderne procédera autrement : c’est toute une classe, tout un peuple, toute une foule pour laquelle il éveillera notre pitié. Déjà, au XVIIe siècle, tendait à se produire cette généralisation du sentiment, non moins poétique que philosophique. Voyez ce que devient le bûcheron d’Ésope dans le pauvre vilain « tout couvert de ramée, » que nous représente La Fontaine : nous sentons derrière lui toute une classe d’hommes courbée sous le même fardeau ; bien plus, quand le paysan de La Fontaine, en son style puissant et trivial, nous parle de la « machine ronde, » nous croyons voir dans le même cercle éternel de souffrance tourner toute l’humanité. C’est ainsi que, avec moins de sobriété, mais autant de poésie, Victor Hugo peut, dans un misérable, nous faire pressentir l’immensité de la misère humaine. Peint-il un cheval frappé par son maître (Melancholia), c’est d’abord une image nette, isolée, aux contours tranchés; notre