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le cerveau des uns cette image glissera sans laisser de traces et mourra à peine née; dans le cerveau de l’autre, elle pourra susciter des vibrations sans nombre, elle s’achèvera en des sentimens, en des pensées de toute sorte, qui finiront par se fondre avec elle, par modifier l’image même : c’est cette image ainsi modifiée, où a passé quelque chose d’humain, que le peintre ou le poète doit saisir, fixer sur la toile ou dans des vers. Il faut sans doute qu’il nous représente une nature réelle, de vrais arbres, des animaux vivans, mais tout cela vu par un homme et non par un bœuf. Tous ces objets, qui ont pour ainsi dire traversé son cerveau, doivent porter l’empreinte de sa pensée personnelle, et c’est de cette empreinte même (n’en déplaise aux naturalistes) que les objets tirent leur plus grande valeur. Les savans calculent une fois pour toutes leur « équation personnelle, » puis tâchent de l’effacer désormais de leurs calculs; la poésie doit sans doute, comme la science, reproduire le monde, mais elle doit aussi reproduire l’âme humaine tout entière, et en particulier l’âme du poète; chez l’artiste, c’est « l’équation personnelle » qui fait le génie, c’est elle qui donne à l’œuvre son prix éternel. L’art ne saurait donc se réduire, pas plus que la science même, à la sensation pure et simple, à la couleur, aux sons, à la chair, à la superficie des choses. S’il prend de plus en plus pour but la réalité, ce ne sera pas seulement la réalité apparente et grossière qui, après tout, n’est point la complète réalité scientifique ; s’il s’essaie de plus en plus à reproduire la vie, ce ne sera pas seulement la vie matérielle et brutale. L’art, pour être vraiment naturaliste, devra procéder comme la nature même, qui d’abord nous fait respirer et vivre, mais ne s’arrête pas là et nous fait ensuite penser.

Nous croyons donc que l’art pourra être plus « scientifique » et plus philosophique sans que la poésie en souffre. Loin de nous d’ailleurs la pensée qu’un poète philosophe mette jamais en vers les catégories d’Aristote, ou qu’un romancier savant, voulant décrier une fleur, la range tout d’abord parmi les dicotylédones! Non, car l’exactitude la plus scrupuleuse et la plus terre à terre ne vaut pas le moindre élan de l’imagination et de la pensée : « Le mirage du désert, a écrit M. Ruskin, est plus beau que ses sables. » Mais ce qui nous paraît infiniment probable, c’est que le poète, et en général l’artiste, acquerra de plus en plus, d’une part l’esprit scientifique, qui montre la réalité telle qu’elle est, d’autre part l’esprit philosophique, qui, dépassant la réalité actuellement connue, se pose les éternels problèmes sur le fond des choses.

Ceci nous amène à parler d’un autre excès que nos contemporains n’ont pas toujours évité. Si les naturalistes ont tort de vouloir s’en tenir à la pure sensation, certains de leurs adversaires n’ont pas