Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/402

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le barreau anglais a-t-il été constitué avant le nôtre ? On peut en douter. Mais la question d’origine aurait pour le moment peu d’intérêt. Qu’il suffise de constater qu’il a, comme le nôtre, de profondes racines dans le passé et qu’il a comme lui traversé les siècles sous l’égide de traditions formées par la nécessité de garantir les citoyens devant la justice. Chose qui ne saurait surprendre, cette nécessité a amené le barreau anglais à s’organiser de la même manière que le nôtre et à demander son indépendance aux mêmes règlemens, à la même discipline. De tout temps maître de son tableau, il l’a défendu avec une remarquable énergie contre les envahissemens de la magistrature et du pouvoir. Il a été grandement récompensé : il a vu surgir de ses rangs des hommes d’un grand talent et d’une fière probité, des argumentateurs de premier ordre et d’une magnifique éloquence comme Erskine ; mais il n’a point eu à passer par les expériences de notre assemblée constituante ; envoyant ce qui s’accomplissait sur le continent, il s’est cantonné dans son autonomie et s’y est plus fortement attaché. Grâce à cette attitude pleine de prudence et de bon sens, le barreau anglais n’a souffert d’aucune des crises qui ont troublé le nôtre, et si l’on s’étonne qu’il porte encore la perruque de crin blanc empruntée, dit-on, par la cour de Charles II à Versailles, on admire en revanche qu’il respecte les mêmes règlemens qu’à cette époque et que la fixité de ses institutions ait résisté à tous les assauts, au grand profil de son autorité devant les tribunaux. Les avocats anglais n’ont pas cessé d’être regardés comme les plus fermes appuis de la constitution. Dans son Essai sur l’histoire du gouvernement, le comte John Russell leur rend cet hommage et repousse les attaques dirigées contre leur influence politique. S’il est des exemples d’hommes qui, alléchés par les brillantes rémunérations que la couronne a attachées à la profession d’homme de loi, se sont faits les instrumens de la tyrannie et de la corruption, « ce n’est là, dit-il, en aucune manière, l’attribut exclusif des hommes de loi, » et il rappelle que lord Strafford, qui vendit son pays pour une place ou une pairie, était gentillâtre ; que le faux lord Bolingbroke, qui trahit son bienfaiteur et voulut rétablir le despotisme, était un bel esprit et un homme à la mode.

Et puis, dans ces pays privilégiés, la liberté politique a puissamment secondé le barreau. Il n’a point eu cette bonne fortune dans d’autres contrées et a perdu l’éclat et la force ; il s’est abaissé avec les institutions, car le despotisme ne fait point d’avocats, le despotisme ne crée que des praticiens, et ce sont des praticiens qu’offraient encore la plupart des états il y a quelques années ; nous l’avons démontré ici même[1]. Aujourd’hui, on ne saurait parcourir les mêmes contrées

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1861.