monde aime la femme du monde… » Phrase capitale, où gît le sens intime de ce drame ! Le personnage, pris justement pour ce qu’il s’est donné, est non-seulement sincère, mais vrai : il a confessé son cœur, et son cœur est pareil à celui de la plupart des hommes, au moins des hommes de sa classe. Pourtant le public a refusé d’écouter jusqu’au bout sa confession ; faut-il donc se passer d’une pièce si probante dans le procès qui nous occupe ? Faut-il renoncer à cette épreuve décisive dans notre enquête sur l’adultère ? Faut-il abandonner cette expérience, où l’égoïsme de l’homme se produit tout pur ? Nullement ; c’est ici que l’art nouveau de MM. Meilhac et Halévy intervient pour le profit de la morale et pour le plaisir du public.
MM. Meilhac et Halévy ont imaginé de mettre sur la scène des personnages qui cessent par instans de croire en eux-mêmes, ou peu s’en faut, et n’exigent pas que l’assistance y croie davantage. Ces héros ne réclament pas qu’on les prenne au sérieux ; ils ne s’évanouissent pas non plus au point, que l’on se désintéresse de leurs aventures : seulement, aux occasions les plus critiques, ils deviennent comme transparens et soudain éclairés par l’ironie de l’acteur, qui se tient à propos derrière eux. Ainsi leur passe-t-on certains aveux délicats sur la nature humaine sans crier au cynisme, et tout en riant d’une naïveté que l’on devine soufflée à plaisir par la fantaisie d’un moraliste.
Le vicomte de Boisgommeux est le type le plus achevé du genre. Le voici dans la même passe que le duc de Beaulieu ; il dit les mêmes paroles, il découvre le même fond de sentimens, et pourtant, au lieu d’irriter le public, il le récrée ; au lieu de se faire siffler, il se fait applaudir. Après dix mois de cour, il a obtenu de la petite marquise un rendez-vous ; sur le seuil de la porte, la petite marquise s’est ravisée ; le vicomte, furieux, s’est retiré dans ses terres. Le lendemain, qui voit-il arriver ? La petite marquise. Ils se précipitent avec transport dans les bras l’un de l’autre ; ils murmurent avec ravissement le duettino anglais que j’ai cité : « For ever !.. — For ever ! and nothing can prevent me being yours… » Puis la petite marquise rappelle au vicomte les galanteries passionnées qu’il a prodiguées pendant dix mois : « Vous rappelez-vous ce que vous me disiez quand vous me faisiez la cour ?.. — Et que vous vous moquiez de moi ! » interrompt-il par un doux reproche. Elle lui ferme gentiment la bouche : « Oh !.. oh !.. Il devait durer toute la vie, votre amour, toute la vie… » Voilà bien le : «Partons au bout du monde ! » de ce pauvre duc de Beaulieu. Mais Boisgommeux n’attend pas que nous nous moquions de ses ardeurs ; il nous prévient et s’écrie, par une exagération mi-candide, mi-plaisante : « Et l’éternité donc ! À quoi devrais-je l’employer, l’éternité ? — À vous souvenir que vous m’aviez aimée. » — La marquise poursuit : «Si vous étiez libre, me disiez-vous, si rien ne nous séparait l’un de l’autre, si nous pouvions vivre tous les deux tout seuls, enfermés dans notre amour !.. »