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maîtres de l’économie politique professaient imprudemment, d’après Turgot, que, « en tout genre de travail, il doit arriver que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui est nécessaire pour lui procurer la subsistance. » Cette formule, si elle était vraie, serait désespérante; elle condamnerait l’ouvrier à vivre assez pour ne pas mourir; elle mériterait la flétrissure que lui a infligée le socialisme en l’appelant «la loi d’airain, » Mais la doctrine de Turgot n’est pas admise par la science contemporaine; elle a été solidement réfutée en ces derniers temps et, notamment, dans un remarquable chapitre de M. Leroy-Beaulieu. Non, il n’y a pas de fatalité industrielle limitant la part de l’ouvrier dans le produit du travail et en péchant qu’il ne s’élève à l’indépendance par l’économie.

Toutefois, si cette prétendue loi d’airain est absolument fausse en principe, si elle n’est pas dans la vie de l’humanité une condition naturelle et inéluctable, il n’en est pas moins vrai que la cherté toujours croissante des objets dont on ne peut se passer lui donne une apparence de réalité. Si on dressait un tableau des consommations d’un ménage d’ouvrier avec les prix de 1820, le 1850 et de 1880 mis en regard, on verrait qu’un salaire de 8 francs de nos jours ne procure pas plus de bien-être qu’un salaire de 6 francs il y a trente ans, qu’un salaire de 4 à 5 francs il y a un demi-siècle. Les chiffres de l’achat ont changé, les quantités achetées sont à peu près immuables. Un fait à constater d’ailleurs, c’est que la hausse dans les prix du travail, quand elle se prononce, n’est jamais générale : la plus-value se diversifie suivant les occasions pt les spécialités. Dans les phases d’expansion comme celle qui a signalé les années antérieures à 1882, on voit quelquefois les salaires dépasser momentanément la cherté des produits. Certains groupes d’ouvriers, ceux qui sont constitués en syndicats et armés pour la guerre des grèves, obtiennent aisément une rémunération progressive ; souvent même ils dépassent le but et agissent contre eux-mêmes en paralysant l’entrepreneur par des prétentions excessives et en ouvrant la porte à la concurrence étrangère. C’est ce que l’on signale aujourd’hui dans l’ameublement et dans la construction; mais, à côté et au-dessous de ces lutteurs triomphans, il y a des spécialités nombreuses où le groupement et l’entente sont difficiles, sinon impossibles; l’inertie, la timidité, l’éparpillement, l’insuffisance d’instruction, font obstacle. Dans les métiers féminins, — et surtout à mesure que les femmes avancent en âge, — le traitement change peu, le prix du labeur semble dicté par la routine, et, à chaque enchérissement qui n’est pas compensé par une augmentation de paie, elles subissent comme un tour d’écrou qui leur fait sentir davantage la pression de la misère.