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Cette situation réagit sur notre industrie agricole de la manière la plus impérieuse. D’une part, la culture des céréales, incompatible avec les prétentions nouvelles des ouvriers ruraux, tend à se restreindre; elle ne peut plus être pratiquée sur une grande échelle qu’au moyen d’un mécanisme très dispendieux, et cette nécessité décourage les fermiers qui ne sont pas pourvus d’un outillage puissant. D’autre part, la moyenne et la petite culture s’adonnent aux produits secondaires et accessoires, qui exigent peu de main-d’œuvre ou qui peuvent supporter l’augmentation des salaires, parce qu’ils obtiennent sur les marchés et sans obstacles des prix amplement rémunérateurs. On aboutit forcément à des résultats également regrettables : la culture des céréales, qui est la spécialité des grandes exploitations, étant devenue très dangereuse en raison de la rareté et de la cherté des bi-as, le renouvellement des anciens baux devient de plus en plus difficile, et beaucoup de propriétés sont actuellement improductives parce qu’on ne trouve pas de fermiers pour les faire valoir et, en même temps, on se plaint dans les villes de la cherté toujours croissante de l’alimentation; on se rappelle les anciens prix de la viande, du beurre, des légumes, des fruits, des œufs, du laitage, et l’on constate qu’ils sont doublés depuis une trentaine d’années, détails inaperçus dans les régions aisées de la société, mais qui causent dans d’innombrables familles un malaise réel et des récriminations amères,


V.

De ces perturbations économiques occasionnées par l’exhaussement anormal des prix il se dégage un fait qui domine la question, un fait de l’ordre politique, et qui devrait, à ce titre, occuper plus qu’il ne fait l’attention des hommes d’état. Il n’est douteux pour personne que la principale affaire dans le gouvernement des peuples, le grand ressort qui agit sans repos, en silence ou bruyamment, et qui détermine dans les temps où nous sommes les remuemens profonds, les évolutions décisives dans la vie des peuples, c’est ce qu’on appelle la question sociale, c’est l’effort instinctif des multitudes pour amoindrir la misère et alléger le poids du travail; revendication éternelle, juste dans son principe et inquiétante par ses moyens, dangereuses parce qu’elle est aveugle, et pourtant nécessaire parce qu’elle entretient au sein des populations comme un ferment qui les soulève et les préserve d’un engourdissement mortel. Eh bien ! cet enchérissement progressif de toutes les utilités, qui suit et le plus souvent dépasse l’élévation des salaires, est le principal obstacle à l’émancipation des classes salariées. Les anciens