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de la nation. Les catastrophes les plus cruelles, telles que le massacre de la mission Flatters, ne les ont point affaiblis. Dans la colonisation comme dans la religion, le sang des martyrs est une semence féconde d’où germent sans cesse de nouveaux apôtres. Le mouvement est donné ; il durera. On a beau dire qu’il est factice, il tient aux instincts ethniques de notre race. La France est le pays du monde où, dans le cours des siècles, la passion des aventures lointaines a le plus souvent éclaté. Nos aïeux les Gaulois n’ont-ils pas parcouru l’Europe entière, laissant partout leurs traces, poussant leurs marches triomphantes et leurs colonies jusqu’en Asie ?

Il n’est donc pas vrai de prétendre, comme on le fait volontiers de l’autre côté de la Manche, que l’enthousiasme pour la colonisation soit le produit factice et éphémère du dépit que nous a causé notre défaillance volontaire en Égypte. Il ne date pas d’hier, puisqu’il a commencé le jour où la France a senti renaître en elle le goût de la géographie et des voyages. Une dizaine d’années d’études et d’efforts vers la connaissance du monde l’ont préparé, et, s’il a paru se manifester subitement, c’est qu’on n’avait pas fait attention à l’évolution morale et intellectuelle qui l’avait annoncé, et que le gouvernement, sur lequel tout se règle chez nous, n’y avait rien compris. Il s’est passé là, toutes proportions gardées, un phénomène du genre de celui qui a amené l’éclosion des grandes unités nationales formées depuis un quart de siècle autour de nous. L’art, la science, les lettres, l’enseignement ont prêché l’union avant que la politique et la guerre vinssent les réaliser. De même en France, l’engouement pt)nr la géographie, — devenue tout à coup la plus populaire, la plus française des sciences, — a été le prélude de la renaissance des mœurs coloniales.

Refoulé sur le continent européen, voyant se dresser en face de lui l’épaisse, l’impénétrable masse germanique qui l’écrasait, qui comprimait toutes ses ambitions, le peuple français a regardé plus loin, au-delà de l’Europe, au-delà des mers, et, à sa très grande surprise, il s’est aperçu que, sur d’autres continens, sur des terres encore libres, existaient des contrées où jadis il avait exerce une immense influence, où il s’était créé des intérêts durables, où, maigre son indifférence et son oubli, il possédait encore de grands avantages dont il pourrait tirer d’énormes profits. À cette première découverte s’est jointe une leçon qui ne l’a pas moins frappé. Ayant compromis ses épargnes en des entreprises financières européennes qui ont misérablement avorté, il s’est rappelé le mot de Stuart Mill, affirmant que, « dans l’état actuel du monde, la fondation des colonies était la meilleure affaire dans laquelle on put engager les capitaux d’un peuple vieux et riche ; » et il a pensé qu’en effet le plus sage serait de consacrer les siens à l’exploitation