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Après comme avant ces conjectures, l’avenir garde son secret. Mais, puisqu’il est convenu que l’histoire est un perpétuel recommencement, n’eût-il pas été plus sage de remonter dans le passé de la Prusse et d’y chercher quelles avaient pu être, en un temps donné, ses vues sur l’Orient? Ainsi interrogée, l’histoire aurait répondu que ce n’est pas d’aujourd’hui, — ni d’hier, — que la Turquie est entrée dans le jeu des hommes d’état prussiens. On aurait vu qu’à une époque qui ne manque pas de ressemblance avec la nôtre, un ministre qui, lui aussi, mérita bien de la patrie allemande, avait fait de la Turquie la maîtresse carte de son jeu. Il est bien vrai qu’il perdit la partie, mais un joueur plus habile peut venir qui gagnera avec les mêmes cartes. Tant s’en faut donc que la politique prussienne s’engage dans une voie nouvelle, qu’au contraire elle reprend les voies qu’elle a suivies il y a un siècle, — et peut-être pour atteindre le même but.

Il semble d’autant plus intéressant de conter cette histoire qu’elle est demeurée jusqu’à présent à peu de chose près inconnue, non divulguée. Nous n’aurions pas espéré en recueillir les documens dispersés dans les archives des chancelleries ou dans les recueils diplomatiques du temps : nous les avons trouvés en grande partie rassemblés dans l’ouvrage que M. L’abbé Kalinka a écrit récemment sur la Diète de quatre ans, œuvre capitale, malheureusement inachevée, sur les dernières années de la république polonaise. C’est qu’en effet, à la fin du siècle dernier, la question d’Orient se trouvait intimement liée, dans les desseins de la Prusse, avec la question polonaise, à laquelle les deux derniers partages allaient donner une solution qui a semblé jusqu’ici définitive. On ne s’étonnera donc pas si l’on trouve dans le récit qui va suivre quelques allusions aux affaires polonaises : elles sont nécessaires pour l’intelligence de la politique prussienne en Orient à la fin du siècle dernier.


I.

Disons d’abord, aussi brièvement qu’il se pourra, quelle était, à cette époque, la situation des puissances européennes relativement à la Turquie. La Crimée avait été cédée à la Russie par le traité de 1786, mais les Turcs comptaient bien que cette cession n’était que provisoire, et leur indignation fut très vive lorsqu’ils virent Catherine II prendre possession de sa nouvelle conquête dans le fameux voyage qu’elle y fit cette même année. En janvier 1787, le vieux Abdul-Hamid, au sortir d’une audience où l’ambassadeur de Russie avait résisté à toutes ses sollicitations, écrivit à son grand-vizir ce billet laconique : « Déclare la guerre! advienne que pourra. » Le divan fut aussitôt convoqué et l’ambassadeur de Russie emprisonné au palais des Sept-Tours.