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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/691

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Nous assurons à nos ouvriers la lumière et l’air, et nous les accoutumons à vivre dans l’ordre. »

Ce qui contribue pour une part considérable à la prospérité des industries de la Belgique, ce sont les aptitudes et le caractère de sa classe ouvrière. Assurément les ouvriers belges ont leurs faiblesses, qu’il sera permis de leur reprocher sévèrement le jour où les patrons seront sans défauts. Il en est parmi eux qui aiment à jouir et n’aiment pas à prévoir. Nous avons rencontré dans une importante verrerie de Lodelinsart un incomparable ouvrier, le premier homme du pays dans l’art difficile de souffler un manchon. Ce souffleur de génie est un grand artiste, dont l’adresse égale la vigueur, et qui accomplit des tours de force en se jouant. Il ne tiendrait qu’à lui de gagner jusqu’à deux mille francs par mois, et on assure qu’il n’a pas souvent le sou vaillant; mais il faut pardonner quelque chose au génie.

En général, les ouvriers belges ont de l’esprit de conduite; ils sont intelligens, durs à la fatigue et dociles, raisonnables sans être raisonneurs. Jadis ils se sont laissé séduire par les utopies socialistes. A plusieurs reprises, des émissaires de l’Internationale sont arrivés tout courant de Bruxelles pour les haranguer, les endoctriner. Ils ont fini par se soustraire à cette dangereuse influence; ils ont appris à se défier des belles paroles, des panacées, de la poudre de perlimpinpin, à se tenir en garde contre les énergumènes et les charlatans qui édifient leur fortune politique sur la crédulité des classes travailleuses et souffrantes. Ils ne pensent pas que l’anarchie soit le meilleur moyen d’améliorer leur sort; ils attendent plus de profit des écoles qu’on leur ouvre, de l’instruction qui leur est donnée, de leurs institutions de secours mutuel, de leurs sociétés coopératives pour l’achat des denrées alimentaires. Quand nous avons passé à Charleroi, il y avait des mécontens et des heureux. Tandis que la grève des ouvriers verriers d’Amérique venait d’assurer aux verreries de Lodelinsart et, de Jumet des commandes pour toute une année, les chefs d’asines métallurgiques se voyaient contraints de réduire d’un dixième le salaire de leurs employés. En apprenant cette fâcheuse nouvelle, plus d’un visage s’est allongé; mais on s’est résigné, personne n’a quitté l’ouvrage. On se réserve de prendre sa revanche dans une saison plus propice, au moment des moissons, alors que les bras sont rares et recherchés. L’ouvrier belge est plus philosophe qu’un autre. Nous avons causé au fond d’une houillère avec deux bosseyeurs à demi nus, qui prolongeaient une galerie d’aérage. A la triste clarté de leur lampe, ils taillaient résolument le schiste malgré une chaleur de 30 degrés. L’un d’eux disait avec un demi-sourire : « Il faut se donner bien du mal pour gagner son petit morceau de pain. » L’autre ajouta en se caressant la barbe : « Bah! la vie aura du bon tant qu’il y aura du genièvre. » Il est certain qu’il n’y a rien de mieux que le genièvre pour se nettoyer le