Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/698

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui voudrait garder le crucifix dans l’école neutre, et c’est le prêtre qui l’enlève, en disant au paysan : « Cette école sans Dieu est une caverne ; sous peine de perdre ton âme, tu n’y laisseras entrer ni ton fils ni ta fille. » Le paysan s’est soumis, il tenait à sauver son âme.

Si les intransigeans se donnaient le temps de la réflexion, ils ajourneraient leurs projets, mais ils n’aiment pas à réfléchir, et ils jouent à tout perdre. « C’est un miracle, écrivait M. de Laveleye, que le libéralisme belge n’ait pas encore été submergé par le flot montant des œuvres catholiques. Il n’a dû son salut qu’à deux causes, le mouvement général des idées, qui, jusqu’à présent, lui a été favorable, et l’accord de toutes les nuances du parti libéral, qui a toujours fini par se rétablir. Si cet accord doit cesser, le triomphe du parti clérical est inévitable, et il ne sera pas momentané. Abandonné par ses anciens chefs, les bourgeois doctrinaires, comme il l’a déjà été par l’ancienne noblesse voltairienne, joséphiste et orangiste, ne pouvant, comme en France, s’appuyer sur les masses populaires, n’ayant plus pour adhérens que la partie la plus remuante de la classe moyenne et cette fraction assez restreinte des ouvriers qui sont acquis aux principes socialistes, le parti libéral cessera d’être un parti constitutionnel. Il ne sera plus qu’une minorité factieuse. » Les intransigeans se rendront-ils à ces raisons? La Belgique conservera-t-elle l’avantage de n’avoir que deux partis violens en paroles, modérés dans l’action, ou fera-t-elle l’expérience du désordre qu’apportent dans les affaires l’indiscipline et la politique de fantaisie? Cette grande question tient les esprits en suspens, et le sort du ministère libéral peut en dépendre. Plus d’une fois, il a senti la terre lui manquer sous les pieds, et, leurs alliés de rencontre leur venant en aide, les catholiques se flattent de lui porter avant peu le dernier coup.

On a vu par ce rapide exposé que, si heureuse que soit la Belgique, elle ne laisse pas d’avoir ses inquiétudes, ses tracas. A Bruxelles et ailleurs, il y a des alarmistes qui prédisent qu’une guerre européenne éclatera au printemps prochain et que la neutralité belge courra de terribles hasards. Plus d’un chef d’usine redoute une crise pour son industrie. Les libéraux craignent que les grands politiques du tour de main ne ruinent à jamais les espérances de leur parti. Il faut espérer que ces appréhensions seront démenties par l’événement; mais il est bon de se défier de sa fortune. Les soucis tiennent le bonheur éveillé, et ce n’est pas une félicité enviable que celle des peuples qui dorment. M. Frère-Orban le disait un jour : Gouverner, c’est prévoir.


G. VALBERT.