On comprendrait qu’elle acceptât, non sans douleur, mais avec résignation, cette seconde alternative, si, par ce moyen, elle arrivait à se donner une armée solide, la plus formidable de l’Europe, si sa force croissait en proportion des sacrifices qu’elle ferait. Mais je vais démontrer qu’il n’en est rien. Ce n’est pas dans l’intérêt de l’armée, ce n’est pas pour augmenter notre puissance militaire qu’on nous propose d’adopter le service de trois ans et de supprimer le volontariat d’un an. On convient, au contraire, que ces mesures sont fort dangereuses, qu’elles constituent une expérience délicate et qui risque bien d’échouer. Mais on ne s’arrête pas devant ces périls. La réforme qu’on propose n’est pas une réforme militaire, c’est une réforme démocratique. On veut faire disparaître les inégalités de service qui constituent, paraît-il, des privilèges contraires à l’idéal d’un pays républicain ; c’est à cet important intérêt qu’on subordonne tout, même la défense nationale. Ah ! sans doute, pour faire passer et pour maintenir tout le monde le même nombre d’années, de mois, de jours sous les drapeaux, il faudra baisser le niveau de l’armée. C’est une triste nécessité : mais, que voulez-vous! Périsse l’armée plutôt qu’un principe! La passion de l’égalité doit se satisfaire à tout prix. L’armée a certainement pour but de protéger le territoire ; ce n’est pourtant pas son rôle principal : avant tout, elle doit être une grande école de démocratie, et ce qu’il faut chercher dans son organisation, ce n’est pas tant la plus grande force, la plus grande cohésion possibles que la plus parfaite similitude des charges à supporter par tous les citoyens.
Parfois néanmoins on déguise cette étrange théorie sous la prétendue nécessité d’augmenter de plus en plus le nombre d’hommes capables de porter les armes. Depuis 1870, c’est un axiome incontesté chez nous, quoique fort contestable, que le succès à la guerre dépend toujours des masses plus ou moins grandes que l’on peut jeter sur l’ennemi. Notre vanité nationale s’est plu à chercher la cause de tous nos désastres dans notre infériorité numérique et dans les défauts de notre armement. Cette opinion ne résiste pas à l’examen. Si nous avons été battus en 1870, c’est qu’à l’origine des hostilités il n’existait pas parmi les chefs de notre armée un seul homme capable de conduire une grande opération militaire. Nos généraux dispersés, éloignés les uns des autres, n’ont jamais su se concentrer, se donner la main, manœuvrer avec l’ensemble sans lequel il n’y a pas de victoire, pas même de résistance possibles. A Wœrth, à Forbach, ce n’est pas le nombre qui a manqué, c’est l’intelligence de la guerre et l’union des commandans ; à Sedan, la capitulation a été la résultante d’une série de fautes stratégiques effroyables et de démêlés entre généraux qui se sont produits sur le champ de bataille même, empêchant toute mesure