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rant du sceptre, vont faire expier à leurs derniers descendans la paresse et les crimes de leurs pères. La chevelure du dernier des Mérovingiens, cette longue chevelure blonde, signe de la liberté et du pouvoir royal, tombera au fond d’un couvent sous le ciseau de la tonsure. La France proprement dite est à peine en formation ; l’Allemagne n’est encore qu’une matrice de barbares, un foyer d’invasions que l’épée des Francs commence à maintenir en respect.

Mais une autre lutte agite ce temps, lutte profonde, tout intérieure et fertile en conséquences. C’est la lutte du christianisme contre la barbarie. L’église s’est emparée de l’esprit des Francs, et, forte de sa supériorité intellectuelle, les dirige selon de vastes desseins. Mais la conquête spirituelle des âmes se fait par le monachisme, qui représente l’église libre de ce temps. Les inspirés, les saints, les héros de l’époque sont les Patrice, les Colomban et tous ces disciples de saint Benoît que l’Italie envoie à la Gaule. Ces hommes doux et sans armes sont plus redoutés des rois barbares que les plus grosses armées. Ce sont des dompteurs d’âmes et de bêtes fauves. Ils prêchent la douceur, la charité, la mansuétude au milieu des haines sauvages, de la férocité et du crime. Et, chose étrange, les barbares tremblent, écoutent, obéissent. C’est à cette victoire morale du sentiment chrétien sur la barbarie que se rapporte la plus belle peut-être et la plus complète des légendes alsaciennes[1]. Nous la raconterons avec son merveilleux, et, dans sa simplicité naïve, telle qu’on la trouve dans les vieilles chroniques, sans chercher à démêler l’histoire de la fiction.

Du temps du roi Childéric II, vers l’an 670, Atalric était duc d’Alsace. Il résidait tantôt à son château d’Obernai, tantôt à Altitona, castel romain bâti au sommet de la montagne, sur l’emplacement du vieux sanctuaire gaulois. Cet Austrasien, au caractère violent et cruel, avait pour femme la sœur d’un évêque, la pieuse Béreswinde. Depuis longtemps, les époux attendaient un héritier, quand la duchesse accoucha d’une fille aveugle. Le duc s’en fâcha si fort qu’il voulut tuer l’enfant : « Je vois bien, dit-il à sa femme, que j’ai étrangement péché contre Dieu pour qu’il m’inflige pareille honte, qui jamais n’est arrivée à aucun de ma race. — Ne t’afflige pas ainsi, lui répondit Béreswinde. Ne sais-tu pas que le Christ a dit d’un aveugle-né : « Il n’est pas né aveugle à cause de la faute de ses pères, mais afin que la gloire de Dieu apparaisse en lui ? » Ces paroles ne purent apaiser la colère sauvage du duc. Il reprit :

  1. La source la plus ancienne est un manuscrit intitulé Lombardica Historia. On retrouve la légende dans la chronique de Schilter ajoutée à celle de Kœnigshoven et dans celle de Hertzog. Pour les recherches historiques et la description archéologique des lieux, voir : Sainte-Odile et le Heidenmauer, par Levrault. Colmar, 1855.