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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/826

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REVUE DES DEUX MONDES.

=dans une victoire. Quand son cercueil passa le Rhin, les Autrichiens voulurent lui rendre hommage. La fureur de la guerre s’arrêta un instant devant la majesté de cette mort. Les canons tonnèrent sur les deux rives du fleuve et les armées ennemies, réconciliées pour un jour, saluèrent à son départ la grande âme du héros de vingt-sept ans. Kléber tomba peu après, en Égypte, sous le poignard d’un musulman fanatique. Son corps est revenu reposer dans sa ville natale, sous sa statue, non loin de Desaix. Le hasard a réuni, à Coblentz, les restes de Marceau et de Hoche dans une même tombe. Ainsi les quatre héros sont ensevelis près du Rhin. Cette rive gauche, qu’ils avaient conquise et que nous avons perdue, ils sont seuls à la garder encore ! Leurs monumens solitaires y sont les souvenirs éloquens, mais ineffaçables, de cette France à laquelle ils crurent plus qu’à eux-mêmes et pour laquelle ils sont morts.

VII.

Trois quarts de siècle nous séparent de ces grands jours. Ce temps a suffi pour compléter la fusion entre l’Alsace et la France. Commencée dans l’élan de 1789, continuée dans l’armée et sur les champs de bataille, cette union s’est affirmée depuis dans tous les domaines de l’industrie, des sciences, des arts et des lettres. Si l’Alsace a toujours tenu à son originalité, elle n’en avait pas moins l’instinct de son unité croissante avec l’esprit et l’âme français. Un signe remarquable que cette unité avait pénétré dans les couches profondes de la population alsacienne, ce sont les romans nationaux de MM. Erckmann-Chatrian, dont l’œuvre considérable nous donne un tableau véridique de la vie populaire en Alsace depuis une centaine d’années. Dans leurs romans d’avant 1870, on voit percer, à côté du patriotisme français le plus sincère, l’espérance d’une entente pacifique entre les deux races, dont l’Alsace française aurait pu être le trait d’union. Beaucoup d’amis de la paix partageaient alors cette illusion généreuse. Ils ignoraient les rancunes séculaires savamment entretenues par la Prusse et l’appétit vigoureux de nos voisins. Comment le trait d’union est-il devenu un fossé de sang que des siècles peut-être ne suffiront pas à combler ? C’est ce qu’il ne nous appartient pas de dire ici. Mais nous ne pouvons clore le cycle des grandes légendes de notre pays sans donner un regard au champ de bataille où son destin se jouait il y a treize ans. Quelque douloureuse que soit notre tâche finale, il nous faut traverser ces lieux où l’Alsace et la France se sont