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Marivaux est considérable encore dans l’histoire du roman ; et, pour ne pas compter au rang de nos chefs-d’œuvre, Marianne et le Paysan parvenu ne laissent pas d’être, s’il en fut, des œuvres singulières, et singulièrement significatives. C’est une forme d’éloge que Marivaux eût sans doute aimée. Il faut seulement s’empresser d’ajouter que la même singularité qui fait pour l’historien le prix de ces deux romans explique aussi que ni l’un ni l’autre n’ait pu parvenir jusqu’à la foule.

C’est ce que je me propose ici de montrer. J’étudierai d’abord les origines et, en quelque manière, la composition successive du talent de Marivaux ; je tâcherai de dire ensuite ce que ses romans ont ajouté d’enrichissement durable au fonds commun du roman français; enfin je rechercherai ce qui lui a manqué pour être placé plus haut dans l’histoire de notre littérature ; et tout cela, si je ne me trompe, s’expliquera par un même principe. Ce même principe résoudra, d’autre part, l’énigme de sa réputation. On verra ce qu’il y a de juste dans les vives critiques que ses contemporains ne lui ont pas ménagées, ce qu’il y a d’équitable dans l’espèce de réparation que nous lui avons faite, et que, bien loin qu’il y ait par-dessous cette apparente opposition rien de contradictoire, il n’y a rien que d’aisément conciliable et de strictement conséquent. — Plus heureux que Le Sage, Marivaux a rencontré dans ces derniers temps de nombreux éditeurs ou biographes. Nous nous sommes surtout aidé, sans négliger pour cela les autres, des travaux de M. de Lescure, de M. Jean Fleury, et de M. Gustave Larroumet. C’est un devoir pour nous que de les en remercier sans tarder davantage, et c’est un plaisir que de leur rendre ce qu’il peut y avoir d’eux dans les pages qui suivent.


I.

Si l’on osait parler la langue de Marivaux, on dirait que le « marivaudage » était né depuis longtemps, et même qu’il était déjà « devenu grand garçon, » lorsque l’auteur de Marianne et du Paysan vînt le prendre par la main pour le conduire à sa perfection, et lui donna son nom. En style plus simple, cela signifie que, pour bien comprendre et bien apprécier Marivaux, il importe avant tout de le replacer dans le milieu où il a vécu, où il s’est formé, pour lequel enfin il a écrit. Ses romans, en effet, comme d’ailleurs la plupart de ses comédies, tiennent en quelque sorte par tous les côtés à une petite société d’aimables femmes et de beaux esprits, dont leur pire malheur est justement de n’avoir jamais pu réussir à se détacher tout à fait. Cette petite société, c’est la société