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rendre en pleine jeunesse, alors que l’intelligence, en fraîcheur et en appétit, est grande ouverte aux impressions nouvelles et que le caractère, n’ayant encore aucun pli, possède assez de souplesse pour se ployer aux circonstances les moins communes. Mais si cet apprentissage est abandonné à l’heure même où il est sur le point de se terminer, où l’âme et le corps achèvent de s’acclimater, c’est peine perdue : un retour trop brusque et trop complet aux habitudes de la métropole détruit rapidement les résultats d’un effort maladroitement arrêté. Comment veut-on qu’après trois ans d’interruption et de changement complet de vie, les jeunes émigrans aillent reprendre l’existence pénible à laquelle on les a arrachés lorsqu’ils étaient sur le point de s’y faire ? N’ayons aucune illusion à ce sujet. La plupart d’entre eux ne repartiront pas pour les colonies, ou plutôt ils n’auront pas à prendre cette résolution, car personne n’ira dans les colonies et à l’étranger avant l’âge du service, avec la perspective d’être obligé d’en revenir si mal à propos. L’émigration, qui commençait à se développer chez nous, sera suspendue. Peu importe alors que nous ayons ou que nous n’ayons pas un excédent de population ! Dans l’un comme dans l’autre cas, nous n’irons point fonder au dehors des sociétés françaises ; nous ne peuplerons pas le monde ; nous ne peuplerons que nos casernes, ce qui est une assez triste manière de peupler.

L’exemple de l’Allemagne, que l’on cite toujours, devrait nous montrer les dangers du service obligatoire excessif. On parle sans cesse en Allemagne de créer des colonies ; on ne peut pas le faire, par l’excellente raison que le courant de l’émigration ne s’y porterait pas. Si, chaque année, un nombre de plus en plus considérable d’Allemands quitte sa patrie pour se rendre en Amérique et ailleurs, c’est afin d’échapper aux charges militaires qui, bien qu’inférieures à ce qu’elles vont être chez nous, sont encore écrasantes. Mais ces émigrans ne pourraient pas aller sur des territoires germaniques ; car la loi les y atteindrait et, grâce à l’éloignement, n’en deviendrait que plus lourde. Voilà pourquoi ils se dirigent vers les États-Unis et vers des pays où ils échappent à la conscription. C’est ce qui se passe aussi chez nous dans des proportions infimes. Le département des Basses-Pyrénées, comme je l’ai déjà fait observer envoie chaque année à La Plata un certain nombre de jeunes gens qui ne rentrent pas en France à l’appel des classes et que le gouvernement est forcé plus tard d’amnistier. Ne vaudrait-il pas mieux créer une exemption légale, régulière, pour ceux de nos compatriotes qui se rendent dans nos colonies, de manière à pousser dans cette direction un nombre aussi considérable que possible de nos concitoyens ? Assurément ce nombre n’atteindra jamais le chiffre de vingt mille hommes, qui, dans les calculs les moins forcés, représente