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Nous ne pourrons malheureusement pas espérer de longtemps une telle conséquence de la mesure que nous sollicitons, car le pays de France exerce un attrait puissant sur ceux qui l’habitent. C’est sans doute pour réagir contre cette tendance que Colbert entoura de tant de considération les Français qui s’adonnaient au commerce maritime. Si l’on considère, d’un côté, les épreuves de tous genres et les dangers auxquels expose inévitablement l’expatriation; si, d’autre part, on évalue les avantages que procurent à la France ceux de nos compatriotes qui exercent leur industrie en pays étranger, la faveur que nous sollicitons pour nos jeunes gens de quinze à dix-neuf ans est en réalité bien légère. C’est un motif de la plus grande valeur qui nous porte à signaler les effets funestes de la loi militaire actuelle pour nos intérêts coloniaux. En maintenant pour nos jeunes gens l’obligation de rentrer dans la mère patrie à l’âge de vingt ans, on les empêche de partir pour l’étranger au moment opportun; de sorte que nos correspondans ne tardent pas à être remplacés par des Suisses et des Allemands. Les faits qui se produisent sous nos yeux à Bordeaux confirment absolument cette conséquence de l’article 61. Voici, en effet ce qui se produit journellement : des jeunes gens français de quinze à dix-huit ans se présentent-ils chez un négociant exportateur pour offrir leurs services dans une de ses succursales d’outre-mer, ce négociant demande tout d’abord s’ils se trouvent placés dans l’un des cas d’exception prévus par la loi militaire ; en cas de réponse négative, ce qui arrive le plus souvent, il n’est pas rare de voir ce négociant donner la préférence à des jeunes gens d’origine suisse et allemande; de sorte que, si notre loi militaire n’est pas révisée sur ce point, nous verrons bientôt passer le commerce de nos propres colonies dans des mains étrangères. »

Non-seulement notre loi militaire ne sera pas révisée dans le sens indiqué par la chambre de commerce de Bordeaux, mais ses inconvéniens seront encore exagérés et aggravés. On ne se bornera pas à exiger des jeunes Français établis à l’étranger de se rendre, dans un délai de six mois, à l’appel de leur classe, on les obligera tous sans distinction à passer trois ans sous les drapeaux. C’est-à-dire qu’à vingt ans, au moment même où ils commenceront à connaître la langue, les mœurs, les ressources du pays où ils auront émigré, au moment où ils commenceront à pouvoir faire un usage utile de ce qu’ils auront appris depuis leur départ de France, ils devront tout quitter pour venir tout oublier pendant trois ans dans la métropole. On ne se fait pas aisément idée des difficultés à surmonter pour adapter son esprit, ses habitudes, sa santé à ces contrées lointaines, qui ressemblent si peu à notre pays. Il faut pour cela s’y