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il s’est passé, cette année même, un fait qui montre de quelle manière on pratique chez nous la fameuse formule anglaise : The right man in the right place. Le gouverneur, M. Lemyre de Villers, a été brusquement révoqué au moment où la question du Tonkin devenait de plus en plus aiguë et où la guerre était imminente. Que ce fût à tort ou à raison, ce n’est pas ce dont il s’agit. Mais qui a-t-on nommé pour le remplacer dans ces graves circonstances ? Un des plus jeunes préfets de la France continentale, qui a quitté Saint-Étienne pour aller à Saigon, dont il ne connaissait sans doute que le nom. C’est peut-être un homme du plus grand mérite, l’avenir le dira ; mais il faudrait qu’il fût doué d’une supériorité éclatante pour qu’arrivant en Cochinchine dans une heure aussi décisive, il n’ait pas quelque peu souffert du manque d’expérience et de préparation.

Et ce n’est point là un fait isolé, exceptionnel. Toutes nos colonies sont traitées de la même manière. On a fait quelques efforts, il y a peu d’années, pour organiser en Cochinchine un corps d’administrateurs ayant quelque connaissance du pays, des mœurs, de la langue et possédant une certaine fixité. Partout ailleurs, on a recruté et on recrute le personnel administratif avec une fantaisie extraordinaire ; en Algérie, en particulier, on l’a formé avec des déclassés, pris un peu partout, depuis les coulisses des théâtres jusqu’aux couloirs de la Bourse et aux bas-fonds où tombent les victimes de la hausse et de la baisse. Sans doute, le Journal officiel publie de temps en temps des règlemens fort bien faits sur les conditions à exiger des administrateurs coloniaux ; en pratique, on n’en tient aucun compte. Il est admis, dans les administrations métropolitaines, que tout employé reconnu détestable, qui a eu des malheurs ou dont l’incapacité s’est manifestée d’une manière trop éclatante, doit être expédié dans les colonies. Tandis que les Anglais y envoient ce qu’ils ont de mieux, nous choisissons, au contraire, pour cet usage ce qu’on appelle vulgairement les fruits secs. Nous en faisons des espèces de pénitenciers administratifs. De là le discrédit jeté sur ceux qui vont servir à l’extérieur. Une des gloires de notre pays, un de ses moyens d’influence les plus efficaces, est de fournir aux peuples jeunes des instructeurs administratifs, politiques, militaires, etc. Mais, dès qu’un de nous se voue à ce rôle, il est perdu aux yeux de ses chefs et de ses collègues de la métropole, qui le dédaignent et le jalousent. On lui reproche amèrement les avantages qu’il peut tirer de sa situation ; on ne lui tient aucun compte des services qu’il rend en échange. Toutes les faveurs, tous les honneurs, tous les avancemens sont pour les sédentaires faisant en France une besogne commune et facile. Cette coutume est si générale parmi nous qu’elle gagne aussi bien les académies et les corps savans que