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aujourd’hui les derniers des bacheliers, ils l’ignoraient : à savoir que si les idées viennent des sens, la connaissance humaine est toute relative ; que si nous voulons admettre une certitude absolue, il faut quelque notion a priori, Jouffroy ne savait pas cela ; il nous apprend qu’il le découvrit avec un grand étonnement et une grande joie : « Car je commençai, dit-il, à me trouver moins perdu dans le coin de la philosophie où l’on m’avait jeté. »

Mais ce qui surtout le charma, l’entraîna, fit de lui un disciple, ce fut précisément la méthode, l’esprit de recherche, l’effort de la pensée pure et libre, en un mot, tout ce qu’on refuse aujourd’hui à l’éclectisme : « Jeune comme nous, dit-il, et comme nous nouveau-venu dans la philosophie, M. Cousin, en débutant, partageait notre inexpérience. Ce que nous ignorions, il l’ignorait ; ce que nous aurions voulu apprendre, il aurait voulu le savoir… Il avait donc écarté et ajourné les questions générales et s’était replié sur les questions particulières. Une fois aux prises avec ces questions, il nous avait fait assister à ses propres recherches ; et jeune comme il était, il avait porté dans ces recherches toute l’ardeur, toute l’analyse minutieuse, la scrupuleuse rigueur qui sont le propre des débutans. En suivant les recherches ardentes du maître, nous nous étions enflammés de son ardeur ; les excessives précautions que sa prudence avait répandues dans sa méthode nous avaient appris à fond tout le détail de l’art de poursuivre la vérité et de la trouver. La même prudence appliquée à l’examen des systèmes nous avait enseigné à pénétrer jusqu’aux entrailles de ces systèmes et à les juger profondément. Enfin, l’absence même de tout cadre, de tout plan, de toute idée faite sur l’ensemble de la philosophie, avait eu pour premier résultat, en nous la laissant inconnue, de la rendre plus séduisante à notre imagination et d’augmenter en nous le désir de pénétrer ces mystérieuses obscurités, et pour secours, de nous obliger à nous élever par nous-mêmes à ces hauteurs, à nous créer par nous-mêmes notre enseignement, à penser par nous-mêmes, et à le faire avec liberté et originalité : voilà ce que nous devons à M. Cousin. Je sortis de ses mains sachant très peu, mais capable de chercher et de trouver, et dévoré par l’ardeur de la science, et de la foi en moi-même. »

Ainsi, suivant le témoignage de Jouffroy, ce qu’il reçut de Victor Cousin, ce ne fut pas une doctrine toute faite, un Credo philosophique et religieux, mais au contraire « l’art de penser par soi-même avec liberté et originalité. » Ce qui donne à ce témoignage sa haute autorité, c’est qu’il n’est pas précisément accompagné d’une bien grande bienveillance de l’élève à l’égard du maître. Tous ceux qui ont connu les rapports de Jouffroy avec Cousin peuvent facilement comprendre la page précédente. Ils n’étaient pas ensemble dans les meilleurs termes. Cousin tenait à honneur d’avoir Jouffroy pour disciple, et