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Conférence et le méritait… Formés à la méthode philosophique, les élèves s’en servaient avec les professeurs comme avec eux-mêmes ; ils doutaient, résistaient, argumentaient avec une entière liberté, et par là s’exerçaient à cet esprit de critique et d’indépendance, qui, je l’espère, portera ses fruits ; une confiance vraiment fraternelle unissait le professeur et les élèves. Nous aimons tous aujourd’hui à nous rappeler ce temps de mémoire chérie où, ignorant le monde et ignorés de lui, ensevelis dans la méditation des problèmes éternels de l’esprit humain, nous passions notre vie à en essayer des solutions qui, depuis, se sont bien modifiées, mais qui nous intéressent encore par les efforts qu’elles nous ont coûtés et les recherches sincères, animées, persévérantes dont elles étaient le résultat[1]. »

Nous pouvons maintenant nous rendre compte avec fidélité du caractère propre du premier enseignement philosophique de Victor Cousin. Nulle doctrine arrêtée ; pas l’ombre de préjugé dogmatique ; recherche ardente, passionnée, désintéressée de la vérité pure. Cependant les élémens d’une doctrine étaient peu à peu préparés et rapprochés : ils allaient bientôt se réunir en système. Le disciple de Royer-Collard allait devenir maître à son tour et ouvrir à la philosophie un champ nouveau. C’est ce qu’on vit en 1818. Mais, entre ces deux époques, entre le cours de 1817 et celui de 1818, se place un épisode significatif, qui a eu la plus grande importance dans la carrière philosophique de Cousin et qui a contribué à déplacer l’axe de la philosophie française ; c’est le voyage de Victor Cousin en Allemagne pendant les vacances de 1817. Ce voyage a été de si grande conséquence qu’il importe de nous y arrêter quelques instans.


II

Il est probable que c’est de Mme de Staël que Victor Cousin reçut le premier aiguillon de la curiosité des choses allemandes. Le livre de l’Allemagne, imprimé pour la première fois en 1810, mais étouffé par la censure impériale, venait de reparaître avec succès en 1814 et avait inspiré un vif intérêt pour ce monde nouveau et inconnu. Dans l’hiver de 1817, Cousin nous apprend lui-même qu’il avait été reçu chez Mme de Staël, rue Royale, quelques mois avant sa mort, et qu’il y avait causé avec Auguste Schlegel. Le jeune professeur, alors dans tout l’éclat de son succès et de son talent, pouvait-il n’avoir pas conversé aussi avec la maîtresse du

  1. Fragmens philosophiques (1826), appendice, p. 352.