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derrière eux, les papes, s’ils se décidaient à rentrer dans Rome, seraient-ils certains de les retrouver intacts ? Rentreraient-ils en possession de tous les trésors dont Léon XIII a, dit-on, fait dresser le catalogue, en possession de tous les droits que l’Italie leur a reconnus ? Cela est bien douteux. En temps de guerre, le meilleur moyen de faire respecter sa demeure, c’est de ne pas l’abandonner ; la plus sûre façon de défendre ses droits, c’est, d’habitude, de rester là où ils sont contestés.

Si, en dehors de Rome ou de l’Italie, le saint-siège conservait, à Avignon ou ailleurs, un domaine temporel, il serait naturel qu’il y cherchât un refuge. Mais, où le pape, dépouillé de toute couronne, terrestre, semblerait-il mieux à sa place, où garderait-il plus de prestige qu’à Rome, dont, selon le mot de Dante, les murailles et les pierres ont quelque chose de sacré[1] ? à Rome, où le souverain pontife a pour lui l’autorité des souvenirs et des monumens, là où il est entouré de toute la majestueuse mise en scène que lui a préparée une longue série de pontifes ? Où, pour les cérémonies catholiques, trouver une coupole aussi ample et aussi harmonieuse que celle de Michel-Ange ? où, pour la demeure du pape, chercher une résidence aussi royale que le Vatican ?

On raconte que Pie IX, un jour de 1870 ou 1871 qu’on l’engageait à quitter Rome, répondit à ses imprudens conseillers par un vulgaire proverbe de sa province natale : A bove vecchio non gli cambia stalla[2]. Sous sa forme grossière, cet adage des Marches pourrait presque aussi bien s’appliquer au saint-siège lui-même qu’à la personne du vieux pontife. La papauté, quoique bien loin d’être encore caduque, comme l’imaginent les esprits à courte vue, la papauté a, elle aussi, vieilli, elle a dans Rome toutes ses habitudes et ses traditions, l’église en a tiré jusqu’à son nom ; ce serait pour elle une manifeste imprudence de quitter sans nécessité le berceau où elle a grandi, le domaine où elle a vécu, le sol où sont toutes ses racines. En se transportant au loin, la cour romaine risquerait de se dépayser elle-même et de dérouter la piété des fidèles, accoutumés depuis tant de siècles à diriger leurs regards vers Rome, comme les musulmans vers La Mecque, ou les anciens juifs vers Jérusalem. En dehors de Rome et de l’Italie, le pape s’exposerait à n’être qu’un étranger, qu’un exilé de passage, hôte plus ou moins respecté de peuples et de gouvernemens plus ou moins tièdes ou indifférens, parfois même hostiles. Il aurait, plus encore qu’à Rome

  1. Dante, Convito.
  2. A vieux bœuf on ne change pas l’étable.