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peut-être, à subir les contre-coups de la politique des états où il séjournerait. Une fois les portes de bronze du Vatican fermées derrière lui, il pourrait être obligé de reprendre souvent le bâton du pèlerin, et, comme le poète florentin, éprouver combien parfois il est dur de gravir l’escalier d’autrui. Dans la Rome italienne, le vicaire du Christ, pour emprunter les symboliques figures des catacombes, ressemble à un Daniel dans la fosse aux lions, d’autant que, à l’exemple du jeune prophète, il demeure épargné par la dent des lions. Hors de Rome, il ressemblerait au Noé des catacombes, qui, les bras en croix, flotte sur les eaux. En quittant Rome, la papauté ne cesserait d’être captive qu’en s’exposant à devenir errante.

Où le pape, en effet, pourrait-il se rendre ? Quel pays, quelle ville lui offrirait une demeure stable pour y vivre indépendant et y installer, en toute liberté et sécurité, tous les services de l’église ? Certes, le saint-père aurait de quoi choisir ; plus d’un état, catholique ou non, se ferait honneur de lui donner l’hospitalité. Il pourrait se réfugier dans les fraîches vallées de l’un ou l’autre versant des Alpes, à Trente, à Innsbruck, à Salzbourg ; il pourrait chercher un abri dans cette riche et catholique région du Rhin, appelée autrefois de ses souverains ecclésiastiques, « la rue des Prêtres » (Pfaffengasse). Il y a là plus d’une vieille cité à demi gothique qui, après avoir été longtemps un fief de l’église, deviendrait volontiers le séjour d’un pape. Des Alpes au Rhin, le saint-père aurait le choix entre maintes capitales de prince-évêque ou de prince-abbé ; mais, quelque part qu’il fût, à Salzbourg, à Cologne, à Fulda, pas plus qu’à Malte ou qu’à Avignon, le pape ne serait souverain. Les souvenirs de l’ancienne domination ecclésiastique, dont sa nouvelle résidence serait encore pleine, ne feraient que lui rappeler que la chaire de Saint-Pierre n’a pas seule été dépouillée de ses états temporels et que, au nord comme au sud des Alpes, l’époque des souverainetés sacerdotales est passée.

A quelque pays que se confiât le siège apostolique, quel état moderne lui saurait longtemps garantir une demeure plus sûre et des lois plus libérales que la Rome italienne ? Partout le pape rencontrerait sur son chemin les empreintes de la révolution, et les menées de la démocratie avec ses haines aveugles et ses grossières menaces. S’il venait à découvrir quelque part, en Allemagne ou ailleurs, un protecteur puissant, l’église sait par expérience combien lourde est la main des pouvoirs qui s’arrogent la mission de la défendre. Il y aurait imprudence de la part du pape à se confier à l’un des grands potentats de l’Europe, imprudence à faire de l’église, ne fût-ce qu’en apparence, la cliente d’une des puissances rivales du continent.