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seraient presque égales aux siennes, l’envahisseur ferait des progrès insignifians, qu’il perdrait la liberté de ses mouvemens et de ses allures, qu’on ne reverrait plus ces rapidités de succès et de fortune dont il a donné au monde l’étonnant spectacle, que la partie se terminerait par l’épuisement de l’un des deux adversaires, que la victoire resterait à celui qui serait le moins vite au bout de ses ressources et de ses forces.

M. von der Goltz ne laisse pas d’avoir une préférence marquée pour la guerre offensive. Il est d’avis que, dans la grande loterie des batailles, celui qui attaque a plus de chances que celui qui se défend. Il remarque que, pour être vainqueur, ce dernier doit l’être sur toute la ligne, qu’il suffit au premier de remporter l’avantage sur un seul point. Il affirme aussi que l’offensive est plus propre à échauffer le courage du soldat, à exalter ses espérances, et l’espérance est le secret des grands efforts : « Celui qui cherche son salut derrière des murs et des fossés témoigne ainsi qu’il n’a pas le sentiment de sa force. De plus en plus il se renfermera dans une résistance passive, dont le terme assuré est la défaite, si longtemps qu’on la retarde, » Cependant, quoi qu’il en dise, l’histoire nous montre par de mémorables exemples que la défense a souvent eu raison de l’attaque. Quand Wellington, se repliant pas à pas devant Masséna, se fut retiré dans ce vaste camp fortifié qui embrassait tout le promontoire de Lisbonne, de l’embouchure de l’Arruda dans le Tage à l’embouchure du Zizandro dans l’océan, Masséna désespéra de l’atteindre dans ses retranchemens. En vain le lion rugissant tournait jour et nuit autour du repaire où s’était enfermé le léopard, il dut renoncer à l’y chercher, et ce fut contre les lignes de Torres-Vedras que vint échouer la fortune du prodigieux conquérant qui attaquait toujours et méprisait ceux qui se défendent.

Au surplus, quand un peuple qui a beaucoup fait parler de lui dans le monde parait se replier sur lui-même et n’avoir d’autre pensée que de protéger sa frontière contre toute agression, il faut croire qu’il y a de bonnes raisons pour cela. Ce n’est pas seulement la fatalité des circonstances ou la défiance qu’il a de lui-même ou de fâcheux souvenirs ou le caractère de ses gouvernans qui déterminent sa ligne de conduite. La nature des institutions qu’il s’est données agit par degrés sur ses penchans héréditaires, et les modifie profondément ; c’est une influence dont M. von der Goltz n’a pas tenu assez de compte. Une nation qui, après avoir éprouvé de grands malheurs, adopte le régime de la démocratie parlementaire, renonce par cela seul aux vastes ambitions, aux rêves de prépotence, et on ne peut la soupçonner d’avoir encore la fièvre des entreprises. Sauf dans les temps d’enthousiasme révolutionnaire, qui sont bien loin de nous, il en coûte peu aux démocraties d’être modestes. Elles n’ont pas horreur du terre-à-terre,