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introduire en France et enseigner la morale de Kant, la morale du devoir, distinct du plaisir, de l’utile, du sentiment, de la volonté divine, des peines et des récompenses, la doctrine du devoir pour le devoir. Cousin ne se séparait de Kant que sur un point : il soutenait contre celui-ci que c’est le devoir qui repose sur le bien et non le bien sur le devoir ; seulement il ne définissait pas le bien ; il n’en donnait pas la formule. C’est là qu’il s’arrêtait en 1818. L’année suivante, il alla plus loin ; dans la leçon d’ouverture du cours de 1819, il établissait que la loi d’un être doit se tirer de la nature de cet être ; or quelle est la nature propre, essentielle de l’homme, le fait constitutif de cette nature ? C’est la liberté. La loi morale doit donc consister à conserver en soi-même et à respecter chez les autres la liberté humaine. De là cette formule : « Être libre, reste libre. » Cousin était passé de la doctrine de Kant à celle de Fichte ; mais il n’était pas encore allé au-delà. A la fin de 1819, dans la leçon d’ouverture du nouveau cours, il fit encore un pas en avant. Il reconnut que la morale de la liberté était incomplète, qu’elle ne donnait qu’une loi négative. Il ne suffit pas de s’en tenir au désintéressement et au respect des droits d’autrui ; il ne suffit pas de s’abstenir, il faut agir. Au-delà des devoirs de justice, il y a les devoirs de dévoûment, qui ne sont plus soumis à des règles précises. Le dévoûment, l’héroïsme, le sacrifice, c’est le luxe de la morale, luxe nécessaire et obligatoire, mais qui ne peut être imposé sous forme de loi. Victor Cousin appelle instinct de la raison ce commandement d’ordre supérieur qui nous porte à agir au-delà de ce qui est la conséquence étroite et rigoureuse de la liberté. Mais bientôt cet élément nouveau, qui se confondait avec l’enthousiasme, allait à son tour grandir au point d’effacer, d’obscurcir, ou tout au moins de subordonner étrangement le rôle de la justice et du devoir strict. C’est le sujet de la leçon inédite qu’il nous reste à analyser et qui porte pour titre dans notre manuscrit : de l’Esprit et de la Lettre.

« La raison, y est-il dit, est essentiellement la faculté qui juge ; c’est elle qui dicte et prononce les arrêts en disant : Cela est vrai ; cela est faux. Tous les efforts possibles pour se passer de la raison, pour lui résister, pour la dégrader, tous ces efforts sont faits par elle-même. Soit qu’elle approuve, soit qu’elle désapprouve, c’est toujours elle qui prononce. Vous ne pouvez vous soustraire à son autorité en faveur du beau et du laid, du bien et du mal, du vrai et du faux. C’est vous qui êtes le dépositaire de la raison ; vous n’êtes point la raison sans doute, mais elle est en vous. C’est en vous et non de l’extérieur qu’il faut saisir la vérité ; autrement, vous la contemplez dans ses reflets les plus affaiblis et les plus ternes. La