Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 61.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fixé à six mois de là. Quant à présent, Palmyre resterait avec mademoiselle, qui ! pour sa part, s’était mis en tête de la défendre contre tous :

— Va ! lui disait-elle, tu ne seras mariée que si tu le veux bien.

Bras-Coupé ne fit aucune objection désormais : il fut pendant quelque temps encore royalement inutile, mais apprit vite en somme, se mit non moins vite à parler « gumbo, » bref, devint en six mois le plus précieux serviteur que l’on eût jamais acheté au marché. Néanmoins, il n’y avait que trois personnes qui n’eussent pas peur de lui : Palmyre d’abord. Il lui témoigna, en toute circonstance, un respect solennel, exalté. Était-ce générosité pure, était-ce l’effet du regard magnétique de la belle quarteronne ? Quoi qu’il en fût, c’était étrange et presque touchant.

Le second intrépide n’était assurément pas le géreur. Quand Bras-Coupé disait, de temps à autre : Moi courri’ c’ez Agricola Fusilier pou’ ’oir n’amourouse, le géreur aurait plutôt tenu tête à une vingtaine d’Indiens tatoués qu’à ce seul amoureux. Le suivant des yeux, et secouant la tête d’un air prophétique : — Il en cuirait, disait-il, de tromper ce gaillard-là ! — Palmyre, cependant, n’hésitait pas à le tromper ; son admiration pour Bras-Coupé était sincère ; elle s’enorgueillissait de sa force, elle voyait incarnée dans la gigantesque personne de ce fiancé terrible comme une réalisation de son propre désir d’être puissante et capable de prodigieuses vengeances. Mais il manquait à ses sentimens pour lui ce genre de préférence que tant de femmes ont trouvé impossible de définir ; comment lui eût-elle donné son cœur, puisqu’elle en avait déjà disposé ? Toutefois, après les premiers instans de résistance désespérée, elle feignit de se raviser, et, au secret étonnement de sa jeune maîtresse, déclara qu’elle consentait. C’était un artifice. Elle connaissait le pouvoir d’Agricola, elle savait que le seul moyen de le fléchir était de paraître céder. Si ce moyen échouait, elle avait la promesse de mademoiselle, qui, au dernier moment, saurait bien la délivrer ; sinon, elle aurait recours contre elle-même au poignard caché dans son sein. Peut-être la rusée Palmyre fut-elle cette fois trop habile.

La seconde personne qui ne redoutait pas Bras-Coupé, c’était la fiancée de don José, Mlle Grandissime. Dès sa première visite à Palmyre, il dut comparaître devant elle. Fièrement, comme à l’ordinaire, il entra, couvert, comme c’était sa coutume, d’un simple lambeau d’étoffe éclatante qui lui serrait la taille et les cuisses ; mais, dès que ses yeux eurent rencontré la belle jeune fille blanche, il tomba la face contre terre, les deux bras étendus devant lui, et jamais il ne voulut bouger avant qu’elle fût partie : — Bras-Coupé ’n pas oulé ’oir zombis, expliqua-t-il ensuite : — Bras-Coupé